Venise autrement...

Publié le 19/11/2010 à 12:55 par davidemurano Tags : paysage nature mort hiver

 

Venise autrement...


Instinctivement, nous surveillons le canal sous la maison : marée pleine de lune, eau qui remonte d'en bas, durant les jours du gel le plus intense.

Les rives envahies par une eau trouble, les ponts remis à neuf avec de maudites dalles glissantes.

La marée se solidifie au hasard, brillante ou granuleuse, il faut réapprendre à marcher.

Les canalisations "modernes" sont accrochés sans trop de conviction aux murs écaillés : elles éclatent et sautent comme des fontaines devenues folles. Soixante-dix pour cent des maisons ont au moins plus d'un siècle, cinquante pour cent plus de trois...

Les Vénitiens continuent à vivre "dans le plus grand centre historique d'Europe", mais aussi à s'en aller. Chaque année, pour une naissance, il y a en "moyenne" trois décès.

Quelques temps encore, la vie et la mort s'équilibraient sur la lagune. Maintenant, il y a de plus en plus de vieillards dans les innombrables petites maisons sur l'eau, dans les rez-de-chaussée humides, dans les combles étroits. Les deux extrêmes ont quelque chose en commun : les jeunes aussi vivent souvent dans ces endroits bon marché, dans ces mêmes tanières du Moyen Age habitées par de silencieuses tribus d'anciens. Les uns entassées, les autres solitaires. Durant ces jours, ce sont les vieux qui souffrent le plus, mais le drame n'épargne pas ceux qui débutent, ceux qui cherchent et ne trouvent rien, dans un lieu qui est ou semble hors du monde...

Parfois, jeunes et vieux se rencontrent dans leurs combles-sous-sols-rez-de-chaussée. Furtifs échanges, dans les méandres, les paroles sont superflues. Quelques nouvelles filtrées de quartiers en quartiers se propagent pour venir en aide aux retraités faméliques, aux clochards, aux marginaux. Entre les drames des uns et des autres, qui peut savoir ce qui l'emporte, où se situe l'urgence ?

Pour les plus optimistes, seul Dieu peut mesurer l'ampleur des dégâts, s'il y prête attention...

Une chose est sûre, on n'est guère mieux dans les palais : murailles incertaines, imbibées d'eau et de sel. Des plafonds gauchis et croulants, des halls insensés, traversés par des coups de vent venants et revenants, juste ce qu'il faut pour mesurer leur force.

Les vitres des fenêtres, les fameux "vitraux cathédrale" se tordent sous la Bora : les cercles de plomb vibrent à chaque assaut, chantonnent, cèdent ou résistent. Dans ces palais, que l'on touche presque du bout des doigts, Elle, de la main, bat la mesure.

Sans un cri, sans un appel, : la différence avec le reste du monde atteint son maximum à l'arrivée de l'hiver.

Elle ?

C'est Venise qui révèle sa nature toujours plus spécifique, rare point franc, sur la croûte tapageuse du monde.

Elle résiste parce qu'elle est ce qu'elle est : un cas de beauté unique, un paysage mental démesuré, presque insupportable durant ces jours difficiles...

L'hôpital, c'est une île, la plus éloignée possible.

Les écoles sont toujours du côté opposé.

Les maisons, les voici, comme je l'ai dit. Murs, escaliers, sols, meubles, tout est transpercé par la salinité qui monte à vue d'œil, pire chaque année : chaque petit bout restauré coûte une vie de sacrifice.

Le seul repos ?

L'île de San Michèle, l'arrivée du printemps, de la lumière qui bascule dans les airs comme venue d'une autre époque, d'un autre temps, éblouis par quelques miroirs lointains...