Rialto.

Publié le 04/07/2010 à 14:43 par davidemurano

 

 

Chaque trou à Venise " a son heure ", comme on dit ici, il doit être vu à la bonne luminosité. Le Rialto des marchands est le quartier le plus dense et aussi le plus " spiritique ", inquiet et étouffant, sentimental et canaille... Quand faut-il s'engager entre la " Riva del Vin et le Ponte delle Tette " ? ( traduction : Rive des vins et pont des seins). Aucune réponse à cette interrogation.

 

Ruelles qui virevoltent jusqu'à l'intérieur des maisons, passages entre cuisines et caves, soupentes, arches, tunnels, magasins... L'enchevêtrement le plus " enchevêtré ", constitutif de tout ce conglomérat de maisons et d'îles : commencé sûrement il y a plus d'une dizaine de siècles ne s'appelait pas à l'époque Venise, mais Rialto.

 

L'île la plus haute au-dessus de la marée, devenue pour cette raison tout de suite marché apporta poisson, barques, esclaves. Depuis lors, le lieu d'origine s'est fait ventre et aujourd'hui encore coupe la respiration : " calli " ( ruelles moyenâgeuses) toujours plus étroites, foule plus dense, rives plus basses, ponts affolés, tordus et crâneurs, jusqu'au fenêtres gothiques, amalgames de canaux stagnants, croisements de poissons et d'hommes... Les poissons ont peut-être changé, sur un millénaire, selon l'humeur des canaux ; mais l'espèce humaine semble immuable.

 

Il ne peut y avoir de meilleure heure pour arriver ici, un mélange de jour et de nuit, avant que les réverbères ne s'allument. Le vrai marché, la grande foire où se pressent les gens entre les galetas gothiques et les arcades Renaissance, nous attend jusque tard, avec ses rangées de comptoirs terrestres et maritimes, la séduction de ses poissons vivants et morts, les appels de ses oiseaux en cage ou en vol, la splendeur de ses verreries, la pacotille de ses colliers. Mais comme dans les " épreuves " des histoires les plus anciennes, nous devons franchir des murailles pour y arriver. Nous risquer dans les étranglements et les décombres, entrouvrir des cryptes, éviter les contreforts, dans le dédale des " calli " qui cernent le marché ; cependant que résonne une horloge, quelque part, au loin. La première différence entre le Rialto et tous les autres marchés, c'est la manière d'y parvenir. Le long cheminement, les abords : on croit toujours que l'on est arrivé, et ce n'est jamais le point de vérité. Rien ne se produira avant l'heure, tout juste comme dans le désir amoureux...

 

Le désir, en ce moment, d'un lieu caché comme un visage, rejoint les plaisirs préliminaires qui s'accélèrent selon les soirs et selon les souvenirs...

 

Dans la rue, un peu avant le couché du soleil, la pénombre qui nous est accordée tombe de là-haut, limpide ou fumeuse selon la circulation de l'air : entre les parois des " calli " qui perdent de leur pesanteur de minute en minute. Les murs les plus délabrés semblent d'origine paléothique, et non pas seulement vieux de mille ans. Plus nous avançons, et plus nous découvrons que dans la demi-obscurité, nous descendons doucement entre les cavités des souterrains vénitiens.

 

La lumière qui reste - et désormais il ne s'agit plus que d'un fil - est contemporaine des pierres les plus rongées par le temps. Les ombres se confondent avec celles des premiers constructeurs de maisons et de barques, avec les rescapés des antiques invasions. Cà et là, quelques comptoirs s'éclairent, au milieu des supports incertains de bois, comme peut-être autrefois entre les torches allumées.

 

Voici la lumière des réverbères : elle coupe en deux les murs des ruelles étroites, seule la moitié inférieure est éclairée, ce qu'il y a en dessus disparaît. Nous perdons le ciel là-haut dans ces contours terrestres et aussi le fil des jours et des années. Mais l'instant que nous avons conquis est un moment sans durée : un segment indéchiffrable qui s'écoule, qui ne se dissipera jamais...

 

Il est aussi d'aujourd'hui, de maintenant, alors sortons des replis du temps, et recommençons jusqu'à ce que Venise nous prenne dans ses bras, pour la confondre avec la Femme Idéale, avant de la perdre définitivement...