La procession des athées vénitiens.

Publié le 24/07/2010 à 13:15 par davidemurano

 

 

Humidité hivernale sur la lagune, brouillard, les eaux sont hautes sur les rives. Les restaurants sont barricadés, clôture annuelle des grands hôtels ; rares bruits de pas, rien d'autre, à quelque heure que ce soit, sept, huit, neuf... Mais durant trois jours, en plein hiver, tout à coup, jour et nuit, une foule immense se déverse dans les rues ; silencieuse ou bruyante suivant les heures, elle envahit ponts, rives, "calli", galeries, dans une seule direction : " la Salute ". C'est une fête domestique, insulaire, sur un quai des brumes tout joyeux.

 

La Salute, c'est cette sorte de monument en marbre sur la pointe de la douane de mer. Tous les amoureux de Venise l'ont à un moment ou un autre effleuré en passant en bateau : grand signal eau-air, entre la ville et la lagune. Élevée à la gloire de la Madone, à la suite d'on ne sait plus quelle peste ; l'astucieuse a réussi à échapper à la colère de Dieu. Même si tous ne croient pas en lui, ni en la Madone, tout le monde tient à leur santé...

 

Malgré l'obscurité, on ne peut pas la manquer. Un seul point éclairé en bout d'île trace la voie d'anciennes conquêtes. Durant trois journées, pour en raccourcir le chemin, on a mis un nouveau pont sur le grand canal. De fait, ce pont bouleverse tous les itinéraires. Les passants tournent à présent dans des ruelles d'habitude mortes ou désertes, brusquement ressuscitées, ouvrant au public une Venise oubliée, une Venise inversée. Jusqu'au moment où surgit le pont, avec tous ses embarcadères oscillants, entre les murailles sombres des palais ; il s'enfonce tout de suite dans l'eau empruntant ce gué inquiet que forme le Grand Canal.

 

Vu depuis ces quatre planches en équilibre sur la puissante marée de décembre, la Sérénissime change. Les légères façades gothiques gémissent sous les vagues. D'un bout à l'autre du canal, des clochers-aiguilles-lanternes-voiles-volutes-colonnes-piliers, toute l'immense machine de la "Salute" se gonfle de lambeaux de brouillard, sur le court chemin chargé de peuple et d'espoir. Mais la coupole de l'église là-haut, la maternelle coupole-sphère se met sûrement en mouvement grâce aux coups de vent. Elle tourne sur ses tambours de pierre, entraînant anges et saints dans un majestueux ballet, en plein accord avec la ronde des touristes. Cà et là sur les rives, de petits ballons d'argent, de petites bougies peintes, des beignets, forment des étalages dans le flot inépuisable des visiteurs. Ce sont des restes de fête. Mais au milieu des coups de vent, des bouffées odorantes se dorent et montent, puis, devant les arcs de triomphe, éclairent le clou inattendu du spectacle : de minces bateaux accostent à deux pas des anges de pierre. Un flot de personnes surgit de l'eau, mi-or, mi-noir. Ce sont les habitants des "sestieri" : les gens du littoral des îles perdues, les plus lointains vénitiens. Réunis à la foule du coeur de la ville, ils montent des flots comme des ombres et entrent tout de suite dans le cercle menant sur la rive de marbre. Ils gravissent la montée et arrivent sur le grand palier aérien tout autour de l'église. Dans une orbite toujours plus dense, ils entrent par les portes étroites de la "Salute". Avec eux, monte et tourbillonne une étrange pluie-brouillard. Quelques-uns redescendent vers l'eau, d'autres se remettent dans le carrousel, mais personne ne se dépêche ; tout cela participe d'un rite hydromantique, comme si le but de l'eau et du brouillard n'était plus de mouiller, mais de réunir cette entité dans un mouvement de fluidité. Des anges avec trompettes donnent le signal, sous les arcs ; c'est le moment, il faut pénétrer dans l'église.

 

Ce n'est pas encore l'église. La foule avance pas à pas dans la puissante galerie circulaire qu'on appelait autrefois "déambulatoire", quelque chose entre un filtre et un drainage. Une sorte d'anneau de décélération. Quelques dévots, agenouillés la tête entre les mains se lèvent et décident à rejoindre la procession. D'autres sont plus incertains. Dans un calme élan, avec le mouvement irréel de ceux qui ont survécu aux gestes d'une vie entière, ils avancent par saccades. Le cercle qui continue fait l'unité de tous. Il donne la sensation de tournoyer sur un zodiaque de marbre, sans fatigue aucune.

 

Le visage qui les attend, à l'intérieur d'une courte ellipse de murs et de colonnes, dans une contre-église intermédiaire est celui de la Madone noire. Hissée sur son socle, cette icône gréco-arabo-byzantine est arrivée par la mer, il y a mille ans, on ne sait comment. Des volutes de musiques et de fumées montent, c'est le moment où des milliers de regards s'accrochent à ce visage noir : chacun à sa manière, demande la force de continuer le cercle, fût-ce en se traînant, à l'extérieur aussi. Et celui qui ne demande rien, suit inconsciemment la prière des autres. Il n'y a ni réponse ni même rejet. L'œil de l'icône est à la fois inerte et pénétrant. La Madone cible jusqu'au mécréant.

 

La foule recommence à se déplacer lentement, en direction des cloîtres, vers la sortie. Chaque groupe suit son cercle comme sous l'effet d'une poussée. Un couple de jeunes gens cherche une place à l'abri, deux sœurs s'éclipsent en riant, avec leur cierge éteint. Un barbu descend en courant d'autres escaliers et fonce, tête baissée.

Une femme seule me fixe. Dieu qu'elle est belle ! Nos regards se croisent, puis se perdent en souvenirs. Je pense à elle...

Images matérielles de tant de bilans spirituels, qui peut-être, devant cette immobile Madone noire, se sont manifestés un instant, et maintenant s'ouvrent à de courtes rafales d'espérance...


Tandis que pour d'autres, pour la majorité des vénitiens, tout reste confus et obscur. Ils laissent faire la Madone noire jusqu'à la cloche finale, et se demandent si la véritable procession déambulatoire de la "Salute" ne serait pas celle des "amours" athées...


Rialto.

Publié le 04/07/2010 à 14:43 par davidemurano

 

 

Chaque trou à Venise " a son heure ", comme on dit ici, il doit être vu à la bonne luminosité. Le Rialto des marchands est le quartier le plus dense et aussi le plus " spiritique ", inquiet et étouffant, sentimental et canaille... Quand faut-il s'engager entre la " Riva del Vin et le Ponte delle Tette " ? ( traduction : Rive des vins et pont des seins). Aucune réponse à cette interrogation.

 

Ruelles qui virevoltent jusqu'à l'intérieur des maisons, passages entre cuisines et caves, soupentes, arches, tunnels, magasins... L'enchevêtrement le plus " enchevêtré ", constitutif de tout ce conglomérat de maisons et d'îles : commencé sûrement il y a plus d'une dizaine de siècles ne s'appelait pas à l'époque Venise, mais Rialto.

 

L'île la plus haute au-dessus de la marée, devenue pour cette raison tout de suite marché apporta poisson, barques, esclaves. Depuis lors, le lieu d'origine s'est fait ventre et aujourd'hui encore coupe la respiration : " calli " ( ruelles moyenâgeuses) toujours plus étroites, foule plus dense, rives plus basses, ponts affolés, tordus et crâneurs, jusqu'au fenêtres gothiques, amalgames de canaux stagnants, croisements de poissons et d'hommes... Les poissons ont peut-être changé, sur un millénaire, selon l'humeur des canaux ; mais l'espèce humaine semble immuable.

 

Il ne peut y avoir de meilleure heure pour arriver ici, un mélange de jour et de nuit, avant que les réverbères ne s'allument. Le vrai marché, la grande foire où se pressent les gens entre les galetas gothiques et les arcades Renaissance, nous attend jusque tard, avec ses rangées de comptoirs terrestres et maritimes, la séduction de ses poissons vivants et morts, les appels de ses oiseaux en cage ou en vol, la splendeur de ses verreries, la pacotille de ses colliers. Mais comme dans les " épreuves " des histoires les plus anciennes, nous devons franchir des murailles pour y arriver. Nous risquer dans les étranglements et les décombres, entrouvrir des cryptes, éviter les contreforts, dans le dédale des " calli " qui cernent le marché ; cependant que résonne une horloge, quelque part, au loin. La première différence entre le Rialto et tous les autres marchés, c'est la manière d'y parvenir. Le long cheminement, les abords : on croit toujours que l'on est arrivé, et ce n'est jamais le point de vérité. Rien ne se produira avant l'heure, tout juste comme dans le désir amoureux...

 

Le désir, en ce moment, d'un lieu caché comme un visage, rejoint les plaisirs préliminaires qui s'accélèrent selon les soirs et selon les souvenirs...

 

Dans la rue, un peu avant le couché du soleil, la pénombre qui nous est accordée tombe de là-haut, limpide ou fumeuse selon la circulation de l'air : entre les parois des " calli " qui perdent de leur pesanteur de minute en minute. Les murs les plus délabrés semblent d'origine paléothique, et non pas seulement vieux de mille ans. Plus nous avançons, et plus nous découvrons que dans la demi-obscurité, nous descendons doucement entre les cavités des souterrains vénitiens.

 

La lumière qui reste - et désormais il ne s'agit plus que d'un fil - est contemporaine des pierres les plus rongées par le temps. Les ombres se confondent avec celles des premiers constructeurs de maisons et de barques, avec les rescapés des antiques invasions. Cà et là, quelques comptoirs s'éclairent, au milieu des supports incertains de bois, comme peut-être autrefois entre les torches allumées.

 

Voici la lumière des réverbères : elle coupe en deux les murs des ruelles étroites, seule la moitié inférieure est éclairée, ce qu'il y a en dessus disparaît. Nous perdons le ciel là-haut dans ces contours terrestres et aussi le fil des jours et des années. Mais l'instant que nous avons conquis est un moment sans durée : un segment indéchiffrable qui s'écoule, qui ne se dissipera jamais...

 

Il est aussi d'aujourd'hui, de maintenant, alors sortons des replis du temps, et recommençons jusqu'à ce que Venise nous prenne dans ses bras, pour la confondre avec la Femme Idéale, avant de la perdre définitivement...

La vie dans les Campi, (places vénitiennes) un jour d'été.

Publié le 29/06/2010 à 14:15 par davidemurano

 

Ils sont les uns à côté des autres, bien serrés, les bancs sont insuffisants. Certains sont plus mal en point, la tête entre les mains, et les mains qui tremblent sur des corps fatigués. L'un a un visage étonnant. Pauvres, moins pauvres, presque riches, tout un mélange. Sur le bord d'un banc, un faisceau de cannes. Et tous sont immobiles, dans la chaleur, et attendent. Tandis qu'autour, infatigables, les enfants jouent et les bébés pleurnichent dans leur poussette. Les mères vont et viennent , elles parlent avec les vieux, avec les enfants. Souvent, elles s'occupent des uns et des autres.


Il fait chaud, mais voici le vent. A l'heure précise. Vent véritable, qui commence par une rafale iodée de la lagune. L'effluve remonte tout de suite, puis se change en air, en souffle délicat, bien adapté à eux, aux vieux. C'est le " Levante " . Il sauve Venise à l'heure la plus chaude. C'est lui qui secoue les feuilles là-haut et les volets en face. On dit qu'il donne de la fantaisie, de l'élan, du désir. Aux vieux aussi, il fait monter le ton de leurs voix...


Le "Campo" entier se met en mouvement, tourne sur son axe, les grands platanes au centre fixent la scène du clan des âgés. Une vieille se lève, traînant la patte, elle entre dans la pharmacie. Elle revient, s'appuie au mur, vacille, traverse tout droit pour rejoindre à nouveau les bancs. Elle apporte des médicaments au vieil homme au visage étonnant. Il  ne peut pas bouger. A Venise, l'été, on ne finit pas à l'hôpital. Il y a toujours quelqu'un pour vous aider, sur le " Campo " et aux environs. Les compagnons de ces fameux bancs, le marchand de journaux, le boulanger, le barman, les mères, les gamins..., tant qu'on le peut, on va là, sous les arbres, dans ce parloir toujours ouvert. Si on reste à la maison, les autres viennent vous voir. Les mères confient maintenant les enfants dans la poussette à deux petites vieilles, attentives et heureuses ; et elles vont faire leurs courses à côté. Ils se racontent tous leurs histoires, parlent du temps et de l'argent, mélangent tout cela à leurs maux qui seront bientôt les nôtres. Ils partagent cette puissante choralité vénitienne, que j'ai perdue moi, en la quittant.


Puissante choralité, mais discrète. En réalité, ils  chuchotent plus qu'ils ne parlent : des vagues de bruissements parcourent la Grand Place, au milieu des quelques rares cris et appels. Comme si, sous les arbres, dans ces " Campi ",  ce n'étaient pas les maladies que l'on racontait, mais un mystère. Il n'y a pas de doute, c'est la plus belle saison de l'année pour les vieux. Ils brûlent une dernière fois l'esprit de leur jeunesse, dans l'âtre de l'été magnifique, avant de s'effeuiller à l'automne, et de s'éteindre - on se sait où -  en hiver.

Printemps vénitien.

Publié le 29/06/2010 à 14:10 par davidemurano

 

Mais ces jours-là, tôt le matin, il y a un autre rendez-vous à ne pas manquer. Avant les premières lueurs, dans l'ultime silence de la nuit et de l'hiver vénitien, on recommence à les entendre : moineaux, merles, fauvettes... Jamais vu autant d'oiseaux que ces dernières années, sans doute devient-il toujours plus difficile de vivre à la campagne. Mais où se trouvaient-ils jusqu'à hier ? Ils disparaissaient durant l'hiver, ils meurent, ou ils attendent, muets ? Pour les découvrir, il faut visiter les jardins qui sont par ici, par nature, évasifs : ils existent et n'existent pas... 

 

Comparée à la moyenne de nos villes-prisons, cette ville de Venise - si c'est une ville - a beaucoup plus de verdure que partout ailleurs. Mais une verdure mi-publique, mi-privée. Cours intérieures presque invisibles, places-jardins fermées au passage, fermées au trafic. Aujourd'hui, on en trouve les entrées, demain elles auront disparu. Avec un peu de chance, il faut sonner, demander, et l'on pénètre  dans une demeure privée ;  attention où l'on met le pied... entre eau et bois.


Mais si l'on n'entre pas... Si l'on n'entre pas, on a l'avantage du rêve. S'agit-il d'un bois de ville ? Que se cache-t-il derrière ces murs abîmés ? Des arbres énormes et nus, des arcades silencieuses et fleuries, des essences rares, des marbres sculptés ? Ce que l'on voit en réalité, ce sont de très petits et d'immenses jardins potagers, en plein labyrinthe. Les plus surprenants, ce sont les jardins le long des canaux : sans dimensions précises, toujours changeant selon le courant, entre des petits murs en ruine, glissés à l'intérieur des façades trouées, impassibles. 

 

Depuis plusieurs matins, des bandes de rouges-queues, des compagnies de merles se disputent, en sifflant ces donjons de rêves. Si cela leur plaît, ils restent ; sinon, ils disparaissent et passent un peu plus loin. Les palais vides renvoient les échos ; ou redeviennent muets. Certains moineaux, qui étaient partis vers la chaleur, réapparaissent discrètement. A deux ou trois, en avant-garde, le gros de la troupe attend dehors, sur le littoral. D'autres, restés ici et que le froid a rendus muets, crient et protestent. Les martinets arrivent plus tard, à la Saint-Benoît. Les rouges-gorges, quant à eux, partent bientôt. Dans certains maquis du " Lido et de Sant'Elena ", apparaissent déjà les rossignols. Les mouettes sont devenues terrifiantes. A cette époque, elles ont un capuchon d'un châtain fauve, elles redoublent leurs cris et leurs vols. C'est un peu l'amour, un peu le poisson qui se trouve ou ne se trouve pas. Elles arrivent en hurlant, par nuées.  Elles fondent sur la rive, au milieu des gens angoissés, disparaissent, puis reviennent. 

 

Heureusement, nous sortirons bientôt à la rencontre des flamants paisibles qui traverseront sous peu de temps la lagune.  Ils arriveront en groupe pour nous faire rêver à un printemps meilleur. Ensuite, lorsque commenceront les floraisons des tamaris, roses, violettes, puis à terme s'offriront en cascades rouges, ce sera déjà l'été sur l'eau, qui ne coïncidera pas toujours avec l'été sur la terre...

L'île des morts.

Publié le 21/06/2010 à 15:48 par davidemurano

 

Ils sont combles, ces jours-ci, les bateaux pour San Michele, l'île des morts. C'est le cimetière de Venise, gonflés d'arbres et de tombes jusque sur les eaux. Une île lumineuse et obscure, entre les mouvements continus de la marée et les coups de vent balayés, hantée par des barques funèbres argentées qui foncent avec anges et trompettes à l'abordage d'un appontement disponible. Mais aujourd'hui, il y a trop de gens, nous changeons de direction. Nous allons rendre visite aux plus antiques lieux des défunts ; aux cimetières abandonnés, encore dissimulés dans la cité. Notre recherche commence un peu au hasard, en tâtonnant. Nous savons qu'il y a, çà et là, des espaces solitaires à côté des églises. Des renflements subits ou des affaissements sur de petites places qui cachent souvent d'anciens cimetières. De certains, on se souvient, d'autres non. Parfois ils surgissent brusquement, avec une terrible évidence, à un pas des carrefours les plus fréquentés, tant la présence des morts  a pénétré pendant des siècles la grande et dense ville des vivants. Dans ce dédale, la recherche est plus difficile que prévue. L'amalgame vie-mort résiste. Il faut dépasser le double silence des pierres encore vivantes et des souvenirs qui s'enfoncent toujours davantage dans le temps. Les lieux existent, mais ils nous échappent. Les guides et les cartes ne nous aident en rien. La seule référence précise est très lointaine : une île sur la lagune nord, " Sant'Ariano " qui tirait son nom de ces endroits fantomatiques. Le vert de l'île rassemblait tous les fils des labyrinthes que nous recherchons : quand les cimetières de la ville débordaient sous l'effet de la succession des générations et des tourbillons de peste. Que n'a-t-on vidé et déchargé dans cette île au long des siècles... Les restes de nos ancêtres se retrouvent sur l'eau en strate régulières. On les découvre sur un bon bout de lagune, mais il semble impossible que si peu de traces soient restées en tant d'histoires, de drames, de folies. De temps en temps, même en pleine ville, resurgissent des restes humains oubliés depuis lors. Peut-être ici aussi, en ce moment, quand on traverse ces belles places , marche-t-on sur des lieux de morts, échappés à " Sant'Ariano ". 

 

Mais voici un endroit sans équivoque : " le pont des morts ". Il touche l'église la plus ancienne de Venise. Il est entre le campanile des temps barbares et un vieil oratoire raffiné. Le lieu est désert, extraordinairement paisible et légèrement sinistre avec ces orbites creusés que présente le port désarmé. Des bandes de verdure de chaque côté du canal. Un portique-crypte émouvant, avec la réunion des restes de tombes, de sculptures rongées. Deux jeunes s'embrassent passionnément contre les montants du campanile, avec ce désir ardent de poursuivre la vie, même si l'inscription terrible du cadran solaire, là-haut,  " Fugit hora, memento mori " ( le temps passe, souviens toi que tu dois mourir ) ne laisse aucune issue à leur amour. Peut-être est-ce, dans l'absolu, le plus beau lieu des morts de Venise, fréquenté par quelques vivants, et en même temps le plus incertain, car on se demande constamment si l'on se trouve d'un côté du canal, ou de l'autre... On ne sait jamais si on va le franchir seul, ou accompagné. " Le pont des morts ", est donc devenu, pour qui l'empreinte, ignorant, un pur moyen anonyme de franchir l'eau du temps qui passe.


L'église a été restaurée depuis peu, les noms alentour ont disparu. Qu'est-ce qu'une inscription sur un mur, quand en fait le lieu parle tout seul. Et pourtant, les noms donnent une réalité aux choses. L'écriture perpétue la mémoire, la maintient vivante. Et ce sont les rares souvenirs de nos morts les plus lointains, auxquels nous sommes tous apparentés, qui nous rattachent à eux. Là où les noms de leurs lieux ont aussi disparu, là ou l'écho de leurs voix ne résonnent plus, les morts et leurs sentiments sont morts deux fois, et à jamais...

Le Lido des Sénégalais.

Publié le 21/06/2010 à 15:42 par davidemurano

 

Sur la plage, les Sénégalais sont trois. Ils se distinguent des autres qui vont et viennent comme le vent, parce qu'ils restent entre eux ; et ainsi, ils en semblent  comme plus noirs. Parmi les trois, celui du milieu se remarque davantage que les autres : parce qu'il est blanc et noir. Blancs, ses cheveux, rares mais solides. Blancs, les poils de la barbe, comme poussés sur une peau de parchemin gris. En somme, on le remarque tout de suite parce qu'il est vieux.

C'est rare, un vieux parmi les " tu-veux-acheter ? ".

Dieu sait ce qu'il a laissé derrière lui pour venir ici. C'est pourquoi je m'attarde à le regarder, comme tout le monde, quand il passe avec son chargement de chemise Lacoste sur l'épaule, une pile de pantalons sur le bras et une ribambelle de sacs Vuitton à la main. Tout ça paraît bien lourd, mais le vieux marche comme les deux autres. Il avance lentement, sûr de lui, et nous interpelle avec dignité. On pousse un soupir de soulagement, à voir un vieil homme de ce genre, entre deux jeunes Noirs qui ne le quittent jamais. Mais le soupir est de courte durée. Le vieil homme semble tout à coup atteint d'un malaise. Il se recroqueville sur lui même et part à la recherche d'un soutien. Il le trouve en se jetant comme un sac sur une chaise à la terrasse d'un restaurant.

C'est la faim ! assure ma compagne Katia. Elle me fait signe de rester là un moment, court au bar, et revient avec un plat de spaghetti. Lui se redresse un peu, mange quelques pâtes et vomit. Ce n'est pas bien, sur les abords d'une plage comme celle du Lido. Par chance, à cette heure, il n'y a pas grand monde. Katia nettoie les vomissures. Lui se remet sur la chaise, mais il tremble de la tête aux pieds.

Il faut le faire voir par quelqu'un, dis-je, l'emmener à l'hôpital.

Il me regarde, devine :  Hôpital ?  Sa main m'effleure le bras. " Non, non, répète-t-il, pas d'hôpital, non, non .

Sa main est brûlante, elle tremble.

Je vais tout de même appeler un médecin.

Quand je reviens... "Disparu", explique Katia, il ne veut pas entendre parler de médecine.  Et les deux autres, dis-je, sont toujours avec lui ?

Volatilisés, fait-elle. Dès qu'ils ont vu qu'il allait mal, ils ont disparu avec le matériel.

L'après-midi, la plage s'anime un peu, mais nous devons nous en aller. Nous prenons la grande avenue... et le voici à un pas de nous, sur un banc.

Courbé sur lui même, les quatre poils sur sa tête, plus blancs que jamais. Il nous aperçoit et nous fait un signe. Nous ne savons pas si cela veut dire restez là .

Nous nous approchons, il tremble trop. Je tente à nouveau :  il y a un hôpital à deux pas .

- Pas de sous, répond-il, donc pas d'assistance.

- Mais aux urgences, lui dis-je, c'est gratuit.

Peur, peur, souffle-t-il, et le Sénégalais et comme écrasé par ses grosses lèvres. Peur qu'on le chasse d'Italie car il n'est pas en règle. Comment puis-je ne pas comprendre et insister :

- C'est un bel hôpital, nous trouverons le moyen de tout arranger, il y a aussi un secteur pour les longues maladies où il y a d'autres personnes âgées... dis-je maladroitement.

Il écarquille les yeux, devine : "longue maladie". Il ne tremble plus, il se lève, marche. Comme sur les plages sénégalaises, avec dignité. Alors je comprends, le vieil homme multiplie mes souvenirs : souvent mon père, autrefois, se plaignait que la tête lui tournait. Mais si on parlait de médecine, il serrait les dents et reprenait ses activités. Tout comme ce grand-père inconnu qui, maintenant, répète :  je vais mieux, je vais bien mieux.

L'hôpital est dans cette direction, alors il part de l'autre. Il se retourne un instant et  nous interroge :  Le train ?

- Le train ? C'est loin, il faut traverser Venise.

- A pied ?

- Non, en bateau.

Il me regarde, "en bateau ?" avec des yeux perdus qui ont oublié qu'à Venise, il y a des canaux, de l'eau, des barques et des bateaux... Il allait vendre des Lacostes sur la plage avec les deux autres, et maintenant il est seul parce qu'il est vieux, et surtout, il n'a plus rien à vendre...

Nous l'accompagnons au bateau, c'est aussi notre direction.

Commence la lente traversée, du Lido à Saint-Marc, de Saint-Marc au Rialto. Venise entière défile devant nous, il lève de temps en temps  les yeux, et de temps en temps, il murmure quelque chose comme "Mage-mage". Magie, peut-être ? Magie de Saint-Marc, du Rialto ?

- Dommage, dommage, articule-t-il.

- Dommage de s'en aller de Venise ?

En face de moi, il ouvre ses yeux énigmatiques : plus que de Venise, ils parlent de la vie. Il fait un effort et dit :

- Je m'appelle Léopold.

J'ai envie de lui dire : comme Senghor, votre grand poète, mais il s'en fiche de Senghor, alors je simplifie :

- Je n'oublierai jamais votre prénom, mais les autres, où sont-ils, n'étiez-vous pas toujours trois?

- Les autres, souffle-t-il, ne voulaient pas que je quitte le pays, je suis un poids mort.

Il regarde les palais autour de lui :

- Et maintenant, dit-il, c'est comme si j'étais aveugle, dommage, dommage...

Nous sommes déjà à la gare :

- Où allez- vous ? lui dis-je.

- A Viareggio. Là bas j'ai des amis.

Je comprends, d'autres plages, d'autres Sénégalais. Je me prépare à lui prendre un billet.

- Non, m'arrête-t-il, l'argent, le voici.

Plein de sable, sable du Lido, ou de qui sait quelles autres plages. Il sort son argent, disparaît quelque instant, et revient avec le billet de train.

Je me rappelle tout à coup ce que me disait Katia :

- Probablement a-t-il faim ?

A côté, il y a le restaurant, mais il ne veut rien, il refuse sèchement, têtu. Nous ne savons s'il refuse parce qu'il ne veut rien de nous, ou parce qu'il se sent vraiment mal. Avec les vieux, blancs ou noirs, on ne sait jamais... A présent , je ne sais plus quoi dire, maintenant, tout comme lui, je suis comme aveugle...

- De l'eau, dit-il, ça oui.

J'achète une bouteille d'eau minérale ; Dieu sait pourquoi, d'un litre et demi. Il hésite à croire que c'est pour lui, personne ne lui a jamais autant offert d'eau. Nous arrivons juste à temps pour la correspondance.

- Le train pour Viareggio, lui dis-je, est direct.

Il s'assoit, et nous nous disons adieu. Il se met à la fenêtre ; il salue, il rit.

- Adieu brave Léopold.

Mais le feu est encore au rouge, je remonte dans le train sans qu'il me voie, je le regarde par la porte entrouverte : je vois qu'il recommence à trembler. Il tremble terriblement, mais aussi,  en regardant mieux, il serre les dents. Il se lève, prend la grosse bouteille d'eau et l'embrasse. Je n'ai plus une minute à perdre, le train va partir, je dois descendre. Le convoi s'éloigne emportant le vieil homme et sa bouteille.

Il doit partir.

Nous devons tous partir...

Plus jamais je ne repenserai à la plage du Lido  sans y associé Léopold...

Plus jamais je n'achèterai une bouteille d'eau sans penser à lui...

Car ce jour là, Venise s'effaça devant un vieux Sénégalais... et mes yeux le cherchent encore.

Texte sur Venise

Publié le 16/06/2010 à 14:42 par davidemurano

Les créatures de Basaglia 


Glissement subtil vers les beaux jours, cette année, sur la lagune, dans ces dernières lueurs de décembre ; voici qu'à surgit un semi-printemps . Sur les rives amollies par une humidité anormalement tiède, dans les bateaux heureux d'être à moitié vides, dans les tavernes délirantes, affleurent de nouveaux personnages, plus ahuris les uns des autres, plus souriants et plus libérés que jamais, c'est à dire plus vivants que nous. Ils n'appartiennent pas à l'habituel délire des quartiers ivrognes, dingues, fripouilles, calculateurs. C'est un tout autre amalgame, une tout autre idée d'invention, de rêve et d' espoir ; en accord parfait avec la saison. Ce sont "les créatures de Basaglia", comme on les appelle couramment, ou simplement les "créatures". Parfois même, dans les cas les plus étranges, on les compare à des "âmes".

Chaque ville, dit-on, a les fous qu'elle mérite ; ici, à l'évidence, Venise en mérite plus que partout ailleurs, étant donné que les "âmes créatures" croissent en nombre comme les pigeons. L'enchevêtrement vénitien est sans danger, telle est la première raison de leur prolifération ; pas d'autos, presque aucune violence et surtout une nonchalance communicative à toute épreuve. Puis il y a cette île-Érèbe, grand asile d'aliénés ouvert justement au coeur de l'archipel : le bateau va et vient, décharge les "âmes" devant San Marco, et s'en retourne vide "de créatures", vide d'intelligence...


Ou commence la raison de vie, où s'arrête l'instinct ?


Si seulement cette douce folie pouvait s'emparer de nos esprits ! 


Les numéros de rue. 


Une ombre me précède,  puis se retrouve à mes côtés, et me suit. L'homme observe porte après porte : il cherche un numéro communal. Mais ici, ce n'est pas le lieu où trouver  des numéros qui forment ou déforment l'essence du monde moderne. Communaux ou pas, ici, les numéros continuent à monter et à descendre, en avant et en arrière, sans logique. A Venise, ils augmentent avec les années, avec les siècles, et non pas suivant les rues. Celui qui arrive en premier à son numéro en premier ; comme au paradis, ou peut-être comme en enfer. Mais alors, se demande l'ombre à elle-même, pourquoi perdre du temps, pourquoi continuer à chercher ? Et un instant après : quelle année était-ce ? Nous ne cherchons plus un numéro à présent, nous cherchons une date, ou un fil d'énigme qui lui ressemble. Et alors, passe un couple enlacé : le fil, eux, ils l'ont trouvé. On dit que les amours à Venise sont brèves ; en tout cas, à ce que l'on voit, elles sont intenses. Maintenant, dans la profondeur des ruelles étroites, nous nous suivons un peu tous : eux deux, l'ombre, les numéros des maisons, les années passées,  tous attirés par un son,  par le son d'une flûte, une flûte enchantée... Quelqu'un s'arrête sur un pont, écoute. Tout comme un autre en bas sur la barque. Sur la surface du canal, se reflètent nos sosies dans l'eau. La musique, c'est Mozart. Elle ricoche sa mélodie sur les murs de la " Fenice " et se répand dans la ville silencieuse. Elle diffuse ses reflets sonores pour nous mettre à l'esprit - et nous faire espérer - à un " vrai numéro " du printemps - dans ce soir d'hiver déchiré...

Davide Murano

Publié le 11/06/2010 à 13:52 par davidemurano
Davide Murano

 

Deux extraits du livre  "Le drame de Bostello" pour présenter Davide Murano :

Une petite localité de pêcheurs se retrouve bouleversée par le décès de l'une de ses âmes les plus controversée. La disparition par noyade d'un jeune et robuste marin n'est acceptée et reconnue par personne. Luca, le héros de cette intrigue, nous emporte malgré lui à la rencontre des principaux personnages de ce roman. Il nous raconte ce village et ses habitants avec une certaine désinvolture, se  mettant volontairement en retrait de l'enquête. L'investigation arrivera à son terme à la plus grande surprise du lecteur.

 

« Je ne connaissais pas suffisamment le défunt pour assister à la cérémonie funèbre, et n’en éprouvais d’ailleurs nul besoin. Quand bien même aurais-je voulu y assister, l’église était bondée. Et puis, qu’aurais-je fait au milieu de ces prières ! Ne suis-je pas athée ? Mon acte de présence ne fut qu’un acte de solidarité. Une sorte de témoignage en guise d’amitié pour la peine de ces villageois. En ce qui me concernais, et j’en fus surpris, aucune tristesse ne vint me troubler. Aujourd’hui encore, je n’éprouve rien de particulier.

Bien qu’elle me soit insupportable, la mort n’est qu’une fin en soi. Je me souviens avoir été plus préoccupé par la désolation des citadins que contrarié par le décès de Ricardo.

Le seul souvenir vivace qu’il me reste de cette journée, fut la manière dont Emilia suivait le cortège : Charlie Chaplin n’aurait pas mieux fait ».

 


Les aveux

      Il vécut deux nuits fort agitées et trouva peu le sommeil. Son nouveau statut n'entrait nullement en ligne de compte, il souffrait tout simplement. Non pas d'affliction, mais de douleurs physiques. Cet ami malade dont s'inquiétait Paola se portait certainement moins bien qu'il ne le disait. Il profitait de l'obscurité pour mettre à contribution sa mémoire et se ressassait ces rudes journées passées dans la rigueur et l'incompréhension de ces villageois. Il tentait de comprendre comment ces gens, d'habitude si plaisants, si tranquilles et généreux, avaient failli sombrer dans l'abomination. Il s'en était fallu de peu. De très peu. En vain, il cherchait à saisir par quel artifice ce retournement avait pu s'opérer. Il ne pensait guère à la nouvelle situation, mais plutôt à l'ancienne, celle qui avait réussi à répandre mépris et lâcheté. Désormais, il sentait la population soulagée : ce n'était pas l’un des leurs qui avait commis ces crimes, mais un étranger. Tout rentrait dans l'ordre. En creusant dans ses souvenirs, il se rappela avoir écrit quelques lignes sur ces habitants. Il opposait alors le caractère décontracté des méridionaux à celui plus rude des campagnards :


On ne peut visiblement pas s'entendre.

Tu viens de la terre, 

Moi du large.

Les éléments ne sont pas les mêmes :

Tandis que l'un construit sa stabilité 

En creusant le sol endurci par l'hiver,

L'autre puise sa liberté 

Dans la sueur des hostilités de la mer.

Les odeurs d'épandage... 

Les rejets du tangage...

On ne vomit pas de la même manière.

Bon vent !


Cette prose avait pris un sérieux coup de plomb dans l'aile. L'aile d'une mouette, sans doute. Bien qu'il put comprendre que l'on puisse commettre des erreurs de jugement, des fautes d'appréciation, le désenchantement se faisait durement ressentir. Il était partagé entre désolation et compréhension, entre pardon et récrimination. Hier encore, les gens se déchiraient par abjection, par bassesse, laissant leur inconscience ou leur veulerie détruire ce voisin à qui l'on n’avait, bien entendu, rien à reprocher, mais qui, par le fait d'une intolérance, par le biais d'un dénigrement, se retrouvait en haillons une fois le verbe de la dénonciation utilisé. Hier encore, le vent fou se déchaînait sur toute la cité, soufflant la désunion d'esplanades en ruelles, de pergolas en tonnelles. Quelques heures auparavant, la division était totale, aujourd'hui l'union triomphait ! Bien que soulagé, l’homme paraissait attristé, dissimulant péniblement sa déception...   

Davide Murano aime se définir comme un "auteur quais de gares". Il fait parti de ces écrivains que l'on découvre l'instant d'un trajet, puis que l'on voit disparaître une fois ce dernier terminé... 

Ne perdez pas votre temps à chercher sa biographie, il voyage à travers ses récits, changeant de nom et de ville après chacun de ceux-ci, comme aimeraient le faire tous ces passagers avec leur propre vie...