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bonjour,
pour des raisons techniques liées au blog de davide murano (et ce depuis mi-août) les messages postés
Par Note des éditions , le 27.10.2010
· Venise : Suite et fin
· Davide Murano
· La procession des athées vénitiens.
· La communauté de la Béthanie
· Texte sur Venise
· Le Lido des Sénégalais.
· Rialto.
· L'île des morts.
· Venise, une heure du matin.
· La Gubana
· Les lacs blanchâtres
· Combinatoire hasard.
· La Scuola dei Morti (l'école des morts).
· Les couleurs d'une journée
· Venise autrement...
Date de création : 11.06.2010
Dernière mise à jour :
22.09.2011
38 articles
Le rêve désenchanté ou la fin d'un monde ?
C'est décidé, je passe chez Giuseppe : il es là, il part pour la pêche.
- C'est ma fête à moi, mon anniversaire hebdomadaire, dit-il en riant, je sors me procurer le poisson de la semaine.
On frissonne de froid en naviguant sur le canal ; mais si on glisse sur les basses eaux, lentement, on se retrouve pris par le rythme d'autres appels : cette respiration continue des herbes spongieuses et des algues qui recouvrent les rives, beaucoup plus ample et plus éphémère que la nôtre ; les innombrables présences végétales et animales dans le corps humides des îles que nous traversons maintenant par des chemins plus secrets. Au large, le craquement de la glace, le long de la courbe desghebbi, (minuscules canaux).
Contrôle des filets, lampes allumées, poissons qui sautent, frétillent...
En attendant, il y a les conjonctions dans le ciel : Jupiter avec Mars, la Lune avec la Terre.
- Maintenant nous sommes alignés, assure Giuseppe, nous et les poissons, la Terre avec l'eau et les planètes là-haut.
Dieu seul sait comment cela va marcher, aime-t-il se répéter !
Et, en effet, il suffit d'un morceau de canal exposé, et voici des bancs de poissons foudroyés par le gel : des dorades, selon mon compagnon, peut-être aussi des bars ; il y a un instant, nous avons attrapé les derniers vivants.
Brusquement les mouettes quittent les poteaux, descendent vers les bas fonds : ce n'est pas bon signe.
Mais ce n'est pas le mauvais temps, ni les bancs de poissons qui les attirent, non, là-bas, à l'horizon, dans la courbe de la terre ferme, s'allument les phares des industries. Le dimanche, la production est réduite. Beaucoup d'usines sont fermées, la lagune reste dans l'obscurité. Mais lundi tout recommencera, et il est proche.
De retour par le canal de Marghera, la lagune est grise. Il n'y a pas un soupçon de glace ; les centrales sont déjà en train de se déverser, dans l'air et dans l'eau, qu'elles soient alignées avec les planètes ou non...
On sent, par bouffées, une odeur de charbon en suspension.
Dans le canal, des filets d'eau tiède en plein hiver. Rien ne donne plus l'impression d'un piège pour cette eau sale qui provient des déchets.
Pourtant, dis-je, (pour relativiser et me consoler), peut-être est-ce un avantage pour les dorades et les bars qui, ainsi, ne mourront pas sous l'effet du gel !
Si ce n'est que, dans peu de temps, me répond Giuseppe, au début de mars, dans toute cette zone, les algues vont reprendre en masse : il y en a déjà quelques signes, entre les poussières et l'écume blanchâtre.
- D'abord les algues naines, puis les algues géantes, puis des monstres. Entre le printemps et l'été, elles exterminent les poissons, attaquent les plantes, rongent les marbres et les poumons.
Les mêmes mots que l'an dernier.
Au même moment.
Je m'en souviens.
Si ce n'est qu'il faisait plus froid, la lagune commençait à geler.
Nous avons répété ces mots pendants une année.
Personne parmi ceux qui comptent ne nous a répondu.
La ville amphibie est à l'horizon, qui attend ; les semaines, les mois, les années passent, mais, à Venise, on ne peut plus rêver, même en plein hiver, du printemps.
Nous débarquons sur le môle, attentifs à ne pas glisser dans cette eau blanchâtre, à moitié gelés nous aussi, tout comme les mouettes hébétées, sauf que contrairement à elles, nous sommes dans un rêve... désenchantés.
Combinatoire hasard.
"Pur hasard", sûrement, cette combinaison que forment lumières-anges-vents-îles-barques-gondoles-monuments... si ce n'est que, d'heure en heure, le vent agit sur la marée toujours plus haute et les effets "combinatoire-hasard" s'exaltent.
Les dernières cohortes de vénitiens porteuses de paquets cadeaux hésitent à la sortie des magasins, en bas des ponts, sur les places minuscules, ne sachant s'il faut retourner à la maison, faire marche arrière ou marche avant.
Quelques pas encore, et, stop, pris dans les hypothèses d'itinéraires les plus disparates : les hautes eaux de Noël, quand elles arrivent, sont plus folles que toutes les autres. Les courants sont les plus forts de toute l'année, et toutes ces lumières de magasins, de palais, de théâtres, que personne n'éteint plus, éblouissent les passages les plus étroits.
Quelqu'un choisit une direction ; un autre passe par ici, par ailleurs, par là, dans un échange continu.
Il fait froid, bien sûr, mais, à rester ensemble ainsi pressés, une chaleur se dégage de ces "calli" comme des corridors d'une seule grande maison.
Qui sait si on croisera dans cet endroit une amie ou bien encore la marée ?
Et, en effet, on retrouve inévitablement la marée.
Alors, toutes ces cohortes déclarent à voix haute, sur le "campiello", au moment même de se séparer, que vie et amour sont "pur hasard". Qu'il n'y a aucune autre explication.
Selon une grand-mère à la fenêtre, une "combinazione" sans adjectif.
Bien contente la grand-mère, qui n'est pas la mienne, mais celle de la moitié du quartier.
Contente qu'il en soit ainsi, ce soir de bientôt Noël, car il y a encore de l'hiver de reste, mais jusqu'à présent on l'a bien entortillé, on s'en est bien sorti.
On ?
Oui, car la grand-mère vit seule.
Pur hasard, anges, amour, lumières, îles, monuments, gondoles, et d'heure en heure, le vent agit sur la marée.
Venise autrement...
Instinctivement, nous surveillons le canal sous la maison : marée pleine de lune, eau qui remonte d'en bas, durant les jours du gel le plus intense.
Les rives envahies par une eau trouble, les ponts remis à neuf avec de maudites dalles glissantes.
La marée se solidifie au hasard, brillante ou granuleuse, il faut réapprendre à marcher.
Les canalisations "modernes" sont accrochés sans trop de conviction aux murs écaillés : elles éclatent et sautent comme des fontaines devenues folles. Soixante-dix pour cent des maisons ont au moins plus d'un siècle, cinquante pour cent plus de trois...
Les Vénitiens continuent à vivre "dans le plus grand centre historique d'Europe", mais aussi à s'en aller. Chaque année, pour une naissance, il y a en "moyenne" trois décès.
Quelques temps encore, la vie et la mort s'équilibraient sur la lagune. Maintenant, il y a de plus en plus de vieillards dans les innombrables petites maisons sur l'eau, dans les rez-de-chaussée humides, dans les combles étroits. Les deux extrêmes ont quelque chose en commun : les jeunes aussi vivent souvent dans ces endroits bon marché, dans ces mêmes tanières du Moyen Age habitées par de silencieuses tribus d'anciens. Les uns entassées, les autres solitaires. Durant ces jours, ce sont les vieux qui souffrent le plus, mais le drame n'épargne pas ceux qui débutent, ceux qui cherchent et ne trouvent rien, dans un lieu qui est ou semble hors du monde...
Parfois, jeunes et vieux se rencontrent dans leurs combles-sous-sols-rez-de-chaussée. Furtifs échanges, dans les méandres, les paroles sont superflues. Quelques nouvelles filtrées de quartiers en quartiers se propagent pour venir en aide aux retraités faméliques, aux clochards, aux marginaux. Entre les drames des uns et des autres, qui peut savoir ce qui l'emporte, où se situe l'urgence ?
Pour les plus optimistes, seul Dieu peut mesurer l'ampleur des dégâts, s'il y prête attention...
Une chose est sûre, on n'est guère mieux dans les palais : murailles incertaines, imbibées d'eau et de sel. Des plafonds gauchis et croulants, des halls insensés, traversés par des coups de vent venants et revenants, juste ce qu'il faut pour mesurer leur force.
Les vitres des fenêtres, les fameux "vitraux cathédrale" se tordent sous la Bora : les cercles de plomb vibrent à chaque assaut, chantonnent, cèdent ou résistent. Dans ces palais, que l'on touche presque du bout des doigts, Elle, de la main, bat la mesure.
Sans un cri, sans un appel, : la différence avec le reste du monde atteint son maximum à l'arrivée de l'hiver.
Elle ?
C'est Venise qui révèle sa nature toujours plus spécifique, rare point franc, sur la croûte tapageuse du monde.
Elle résiste parce qu'elle est ce qu'elle est : un cas de beauté unique, un paysage mental démesuré, presque insupportable durant ces jours difficiles...
L'hôpital, c'est une île, la plus éloignée possible.
Les écoles sont toujours du côté opposé.
Les maisons, les voici, comme je l'ai dit. Murs, escaliers, sols, meubles, tout est transpercé par la salinité qui monte à vue d'œil, pire chaque année : chaque petit bout restauré coûte une vie de sacrifice.
Le seul repos ?
L'île de San Michèle, l'arrivée du printemps, de la lumière qui bascule dans les airs comme venue d'une autre époque, d'un autre temps, éblouis par quelques miroirs lointains...
Lagune nord. Il y a longtemps, ou était-ce hier encore ?
A sept heures du soir, il fait si froid qu'il n'y a plus personne dehors.
Nous sommes, nous aussi, pris dans la morsure - l'année du gel, nous nous en souviendrons -, avec nos murs délabrés, humides, remplis de lézardes.
Le sentiment d'une précarité sans issue croît avec le froid du corps, dans les salles mal chauffées, suspendues sur les eaux muettes...
Le gel brise sans rémission les tuiles les plus antiques, la neige s'infiltre, l'eau pénètre dans les soupentes : elle s'égoutte, funèbre, dans la maison, mange les derniers stucs, ce faux marbre pour pauvres riches.
Le vent s'acharne contre les baies séculaires, les plus faibles, les plus lasses. Il attaque les délicates ouvertures géminées ou trilobées, les enfilades d'arcades et de vitraux. Murs légers et grandes fenêtres, sur un terrain provisoire de lagune boueuse : tout tend à voler... ou à s'émietter.
Lagune nord : Des canards roux planent devant nous, toujours plus rapides et désordonnés, comme ahuris, sur la glace entre les îles. Des mouettes enragées volent haut, en bandes, sans réussir à pêcher un seul poisson.
A Torcello, les foulques se réunissent en petites tribus perplexes, devant l'église-forteresse pour y trouver un semblant de chaleur...
Pas un être humain : rien que des saints et des damnés, là-haut, entre les fenêtres de pierre, dans la mosaïque du Grand Jugement universel.
Les murailles de l'église, vues du canal intérieur, immobiles, représentent la seule création humaine. Elles s'identifient à une montagne de pierres et de briques, dans un désert de neige, apparaissant comme unique dans ce monde-ci, dans le bref temps qui nous est assigné.
Entre église et canal, les plus malheureux de tous les oiseaux, les échassiers aux pattes trop longues : nous les trouvons justement sur la rive du canal principal où, d'habitude, ils se gardent bien de s'arrêter...
Le courant est fort ici, certaines parties ne sont pas encore gelées : ils déambulent le long de la berge, entre les roseaux. Et seulement alors, nous réussissons à comprendre : beaucoup sont déjà renversés, là, au milieu. Parmi eux, des germains royaux, gelés, avec leur cou bleu pendant. Nous savions déjà que les petits hérons blancs, appelés ici garzette ou aigrettes, sont tous en train de mourir de faim. Nous sommes impressionnés de n'en voir aucun. Nous voulons croire qu'ils nous échappent parce qu'ils sont blancs comme l'hiver et qu'ils se fondent à la neige ; mais probablement, à cette heure, s'accomplit leur totale disparition.
En voici un !
Nous le voyons un moment contre un mur en ruine - d'ordinaire, ils sont en groupe, ils ne savent vivre qu'ensemble -. Il disparaît : il a aussi peur de l'homme que du gel. Pourtant cette fois, dis-je, nous t'avons apporté à manger.
Cette fois ; mais on entend encore quelques coups de fusil...
Malgré l'interdiction de chasser, il y a quelques misérables pour tirer. Hier soir, un peu avant la nuit, ça tirait dans tous les sens.
Jusque tard.
Ça n'arrêtait plus...
... et finalement qu'avaient-ils à tuer sinon leur propre mort ?
Scintillements pour Noël, qui resplendit au milieu des boutiques pour milliardaires, de Saint-Marc au Rialto, et tout alentour. Toujours davantage d'étalages et de lumières, jusque dans les quartiers les plus populaires, où est la crise ?
Mais au dessus des enfilades de comptoirs, en bordures des ruelles étroites, passent des flashes bleus qui se greffent à des lumières disparues. Ce sont de multiples petits marchés à trois sous qui alternent leurs lampes éblouissantes pour un spectacle prêt depuis toujours, et resté d'habitude dans l'ombre. Il suffit d'une bâche remuée par le vent, d'un support oublié, et brusquement les nouvelles lumières enflamment les recoins les plus étranges entre les vieilles gouttières, font ouvrir des yeux éberlués dans les griffonnages des mosaïques, et décochent des pierres filantes sur des statues semblant en état de marche. Dans le kitsch des murs tordus passent des souffles jaunâtres, des respirations ou des miasmes, qui échappent aux lois de l'optique. Frappés par les éclairs, des chats sont délogés des belvédères tandis qu'invisibles, des pigeons sommeillent.
Les rez-de-chaussée des maisons demeurent dans l'obscurité, de sorte que la grande machine de pierre qu'est Venise, brûlée par des lumières factices, se soulève avec ses pieds ombreux au dessus du niveau de la mer. Le peu qui suffit, du moins pour cette nuit, à repousser la peur de la marée, c'est Noël et sa fin d'année.
Mêlés aux lueurs des lieux, suivent des accouplements frénétiques de tous les vents disponibles. Ils dispersent les bateaux lointains, font tournoyer les mappemondes dorés sur les tours de la " Dogana ", et se mettent en quête à faire vibrer des cohortes de gondoles qui disparaissent rapidement sous les ponts. Ce soir, nous nous mettons à les suivre. Une lumière les poursuit sous les vents, halos, reflets, signaux en rafales... Mais ce temps qui nous agresse n'a rien de théâtral : c'est Noël.
A l'âcre salinité de décembre, les gens s'arrêtent sur les ponts, se saluent malgré le poids de leurs paquets, se parlent d'amour et de maladie, et, plus encore que d'habitude, se réjouissent de la vie.
Voici la fin d'année parmi les îles, qui ne ressemble en rien à une année des ans 2000...
Obscurité sur la lagune qui s'étend jusqu'à la mer.
Rares sillages lumineux qui courent sur les eaux plus hâtifs que d'habitude : l'eau serait-elle hostile à la Nativité ?
Dans ces grands miroirs impassibles, il y a tous les antagonismes avec la terre, avec l'interprétation d'une fin d'automne terrestre, correspondant précisément au solstice d'hiver et aux campagnes gonflées sous la neige, rien de moins vénitien.
Bien sûr, ici, sur les îles, il y a quelque part un solstice, et, naturellement, il y a un hiver : c'est la terre qui manque...
... et avec la terre, les semences, les racines, la neige dans les champs, l'espérance de la résurrection - non pas religieuse - mais météorologique.
Alors on arpente les ruelles de rives en rives, de ponts en ponts, passant entre les grandes places multipliées par l'eau, que cherchent à repousser les légères façades gothiques à pinacles délavées, car d'où l'on se trouve, l'on sait à l'avance que le printemps nous guette comme un ami-éxilé et nous prépare ses futures réverbérations ironiques.
Je t'aime tellement Venise, dois-je attendre ce nouveau printemps ou te quitter définitivement ?
Sur le pont, derrière la chapelle gothique, un écriteau rustique en bois : Communauté de Béthanie. Et voici que du haut du pont, dans l'après-midi ensoleillé, j'aperçois toute une activité, en rien touristique.
Cela commence par des apparitions répétées, d'étranges et silencieuses arrivées : des femmes, des hommes, s'égrènent, seuls, en groupes...
L'un avance en zigzaguant, avec un pantalon jadis blanc, largement maculé de vin ; un autre touche à tous les volets des fenêtres de la rue, il s'approche, ferme ceux qui sont ouverts et ouvre ceux fermés, puis range les chaises du bar, l'une derrière l'autre...
Un troisième s'arrête de temps en temps, déclame quelques vers et repart. C'est le poète.
Je leur demande d'où ils viennent.
Le poète me répond, assuré de me connaître. Il est écrivain. Il écrit... même si on ne l'a jamais publié, "tu me comprends". Bien sûr je le comprends. Il m'explique qu'ils arrivent tous de la Biennale, non qu'ils en aient rien à fiche de l'art, mais à midi, là-bas, il y a une cantine de la mairie. Une fois le repas fini, la bande des pauvres se met en mouvement, de la Biennale vers la Béthanie...
Ils appellent leur marche, traversée de la ville, cela dure tout l'après-midi.
L'un s'arrête un peu en route, aux bons endroits ; il récolte quelques pièces, et puis, avanti...
Ils se retrouvent, entre quatre ou cinq, et débouchent ici, maintenant...
Celui qui avance en zigzaguant s'arrête, perplexe, au début du pont. Il n'a jamais peur, me dit l'écrivain, c'est Radar : il arrive toujours, malgré les zigzags...
La porte de la communauté s'ouvre, un jeune barbu apparaît, physique d'athlète, yeux profonds qui interrogent. Il salue tout le monde, m'invite à entrer : c'est le diacre Luciano. Il explique qu'avec lui travaillent un prêtre, deux sœurs, deux objecteurs de conscience, cinq médecins, cinq assistants et, par tours successifs, cinq cents volontaires...
La communauté de Béthanie est une maison d'accueil, elle reçoit chaque après-midi une soixantaine de marginaux, pauvres, solitaires, sortis des hôpitaux ou des asiles psychiatriques, tous ou presque sans domicile fixe. Elle leur offre quelques heures de rencontre et d'assistance : Au moment le plus difficile, assure Luciano, de la journée ; celui où autrefois Dieu venait sur terre pour trouver les hommes... Ils jouent aux cartes, le bon Dieu et le dîner sont proches ; ils travaillent au jardin, regardent la télévision. Certains prennent une douche, attendent le médecin.
Dans son coin, Radar observe quant à lui les vignes...
A sept heures, le repas est prêt, ils sont tous à table. Celui qui avait des pantalons sales en porte maintenant de nouveaux, tout propres. "Tous les jours une nouvelle paire" marmonne la sœur.
Radar s'est fait la barbe. Des vieux et des jeunes, des gens de tout âge, des tables de trois ou quatre personnes : certains sont seuls, d'autres se réunissent. La petite salle est impeccable, il y a deux jolies filles au comptoir pour servir.
L'ami, qui, dehors, déplaçait les chaises du bar, déplace ici le sel et le vin sur les tables, mais personne ne se fâche.
La vitesse moyenne d'ingestion est très élevée, seul l'écrivain mange lentement car il parle de ses livres imaginaires. Personne ne l'écoute : on l'appelle "le poète", évidemment dans le sens de fou...
Luciano m'explique que tout se passe toujours dans le calme. Le dispensaire médical est d'une propreté dont rêverait les hôpitaux.
Je me fais répéter le chiffre des volontaires. Le diacre me confirme, plus de cinq cents. De toutes origines sociales, dans cette Venise de tourisme. Cinq cents personnes, qui, à des heures et à des moments différents, traversent aussi la ville, d'un bout à l'autre, pour venir servir à la Béthanie.
Je regarde les filles qui préparent la salade avec les sœurs : elles viennent de San Pietro di Castello, plus d'une heure de route. Le soir, Radar voudrait les ramener chez elles, mais les sœurs ne veulent pas...
Mais qui subvient aux besoins de cette petite et grande Béthanie ?
"Aucune aide publique - me déclare tout de suite le prêtre responsable en me regardant dans les yeux -, dons privés, aides modestes des paroisses ou de quelques associations, surtout laïques. Pâtes, viande, fruits, légumes proviennent des marchés du Rialto ; sans qu'on demande rien, assure le prêtre. De temps en temps arrive une péniche remplie de denrées ; le problème, c'est d'entreposer tout cela, mais toutes les installations nécessaires, du frigo aux armoires, tout a été donné.
Dans une aile plus loin, on prévoit, dans les années qui viennent, le dortoir : "entre-temps, nous multiplions les visites à domicile, pour les nouveaux pauvres : vieillards avec des pensions minimes, seuls au monde, pas vraiment marginaux".
Au coucher du soleil, une atmosphère de rêve envahit le jardin devant le dortoir, au milieu des vignes, des chênes verts, des lauriers, en plein Venise...
Un vieillard gigantesque résume les prévisions pour la nuit : hier soir, il a repéré une nouvelle barque pour y dormir, à la Giudecca, un endroit splendide et très isolé.
Avant mon départ, Luciano me montre un antique reliquaire, toujours vénéré. "C'est le vieux monde" commente-t-il, "un reste de sentiment chrétien"...
Le nouveau monde, brusquement, m'apparaît à la sortie : trois filles aux yeux bleus, trois déesses blondes, dans l'encadrement de la porte, demandent où est la communauté. "Nous ne sommes pas catholiques, déclarent-elles tout de suite, ni protestantes ; nous ne sommes rien. Pourtant, nous connaissons la Béthanie, nous sommes à Venise pour quelques semaines, nous voudrions aussi donner un coup de main".
Elles viennent d'Australie, elles veulent apprendre, elles sont prêtes.
Tout le tourisme n'est pas fait de rapine ; ces anges-là ne sont que trois.
Dans le vieux temps, les Vertus et les Grâces étaient trois.
Peut-être les chérubins en attente de l'Ascension sont-ils trois, là-haut, dans ce ciel sans nuages.
La religion et le reste ont bien peu d'importance lorsque l'on sort de la Béthanie.
Elle emporte même la haine, dit-on ici...
Il y a tellement d'espoir et de désespérance partout ailleurs aussi...
Il est une heure du matin, je viens de l'apprendre en entendant le coup de la cloche fêlée d'une petite église voisine, un son plus évocateur d'un village perdu que d'une grande ville comme Venise. Je suis allongé sur mon lit, tout habillé, mais déchaussé ; et je lis un des innombrables ouvrages consacrés aux effets de la guerre nucléaire, que, depuis quelque temps, j'accumule dans ma petite bibliothèque, autrefois constituée exclusivement de textes littéraires. Pourquoi est-ce que je continue à lire ces livres qui se ressemblent tous et qui sont, au fond, ennuyeux ? Parce que je n'arrive pas à " penser " la bombe atomique, au sens où je maîtriserais le sujet avec ma pensée. Cette fission de l'atome, dans sa transmutation inégale ne cesse de me stupéfier. Je ne parviens pas à " penser " que la matière, dans des conditions données, créées par la science, devienne explosive. Autrement dit, que la fin du monde où je me trouve impliqué soit naturelle. Ce monde qui, à certains instants, les plus poétiques et les plus apaisés, par exemple par une belle matinée de printemps, à la campagne ou au bord de la mer, nous paraît si serein, si doux, si tranquille est en réalité constitué, dans sa matière même, d'une furie destructrice démoniaque, quoique complètement dissimulée et absolument invisible. Aussi, je suis étonné par une certaine fausseté, une certaine hypocrisie de la nature qui, après avoir été vaincue de mille façons, retrouve aujourd'hui, à une échelle bien plus redoutable, son rôle ancien d'ennemie impitoyable de l'humanité.
Alors je saisis un récit de littérature, n'importe lequel, je me rendors, je m'enfonce dans le lit avec un sentiment d'abandon et de repos, comme si la nuit qui m'entoure, avait pris, en cette occasion, la forme du corps d'une femme, glissant sur la lagune, m'emportant loin au large...
" Ville du futur ", écrivent , sur Venise et les îles, certains spécialistes. Qui bien sûr, habitent ailleurs et viennent ici une fois par an. Ils expliquent : circulation bien répartie entre rues et canaux ; regroupement par " insulae ", vie de quartier, tout autre chose que dans n'importe qu'elle autre agglomération, tout autre chose qu'à Milan.
C'est possible. Mais la circulation, on ne la voit pas. îles ou " insulae " sont à la fois délabrées et englouties. Vie de quartier, il n'y a pas un chat en hiver. Est-ce vraiment ça , la ville du futur ?
Oui, une présence, il y en a une, là au coin, la dernière qui attend ( les autres sont parties en Amérique), l'orbite gauche est vide, l'oeil droit à été peint par un fou... Elle vacille, cette dernière présence, cette statue au pluriel, sous les coups de la bora, ce vent tourbillonnant et trop souvent présent. Il arrache la peau, s'engouffre entre les murs resserrés, force les entrées du moindre dédale.
Tant pis. On avance. Entrer ou renoncer ? Je touche le mur de brique, friable, tendre et humide. L'accès s'ouvre, nous aspire. C'est bien elle, la ville " sexe-femelle " d'Apollinaire et de tous ceux qui la caresse avec un peu d'amour, le soir qu'il faut... Le soir où l'on se sent de trop, ou trop seul.
" Soir dément ", comme on dit ici. Froid et désert d'un quelconque dimanche d'hiver, première lune du nouveau janvier.
Un restaurant à moitié ouvert ; sans enseigne ni publicité. A l'intérieur, guère plus qu'une soupente dominé par deux femmes de l'île, toujours en mouvement, avec des mains comme des battoirs.
Des tables de bois, de vieux buffets, une photo de groupe avec les bateaux de régates : la vieille auberge que nous croyions disparue. Sur les étals, de petits poissons frits, de la polenta, du vin blanc. Malgré le tourisme, quelque chose demeure, pour la raison que c'est une ville démentielle, selon les spécialistes, car d'après leurs thèses et malgré des millions de présences, elle n'est pas encore touristique au sens propre du terme, c'est à dire logique, occidental, pragmatique...
Les plus beaux soirs de l'année, ceux de l'hiver, elle se libère, prise par une sorte de coma, inhospitalière ; en rien touristique. Le maximum de la désolation est atteint au moment des fêtes les plus populaires : entre Noël et le Nouvel An. Ni un bateau, ni un café, ni un théâtre, ni un cinéma. Le résultat est la totale disponibilité. Plus besoin de réserver, durant des jours et des nuits, car la ville entière devient fantomatique, eau et pierres, tout compris. Elle est habitée juste ce qu'il faut, pour ne pas vous laisser tout à fait seul. Ca et là, dans quelques maisons, quelqu'un continue à allumer la lumière...et à la faire bouger.
De la fenêtre de l'auberge, je suis du regard deux gamins dehors, dans l'obscurité, sur le bord de l'eau. Ils vont et viennent sur la pointe des pieds, sans but et sans interdiction. Ils s'arrêtent où cela leur chante. Ils regardent , éblouis, les jeux superposés des rives, les grands palais blancs, les campaniles morts. Inconsciemment, ils vivent...
Désespoir pour cette infinité de choses à voir.
Tourment pour celles que je ne verrai jamais.
Trouble pour celles que je ne rencontrerai plus...
Oh ! combien tu me manques, Venise...
Pour la prochaine régate, le premier dimanche de septembre, on attend cent milles autres " arrivées ", prévisions modestes. Toutes les barques sont à l'eau, grandes et petites, anciennes et modernes. Ce cortège remonterait à mille ans. Il n'y a que lui qui manquera, le Doge des montagnes, dit Neptune. Neptune-roi-des-flots, parce qu'il ne savait pas nager. Disparu, avec une des dernières vagues touristiques. Ou ? Personne ne le sait. On ébauche une réponse : " Dans le bois " ; et ils font un signe, là-bas, vers la rive. Mais quel bois ? Ici, il n'y en a pas. Englouti parmi les arbres, insistent-ils ; et ils indiquent les rives fissurées en dessous de nous et montrent l'eau menaçante.
Le pays de Neptune, c'était le bois d'Alpago. Rouvres, mélèzes, pins, j'y suis allé une fois, tout était pelé jusqu'aux glaciers. Pendant des siècles, la Sérénissime s'est jetée sur ces arbres pour en faire des rives, des fondations et des bateaux. En échange, sur les places de village, on installait une belle paire de lions de Saint-Marc ; et les montagnards descendaient dans la métropole pour vendre leurs marrons au caramel, durs comme des cailloux.
Alors lui aussi est arrivé un jour ici. Bûcheron de naissance, personne n'achetant plus de châtaignes-marrons, il est venu pour passer le concours de carabinier. Le plus difficile dans l'examen, c'est la toponymie, un vrai cauchemar étant donné le dédale vénitien. Il s'engage à tout apprendre, à tout comprendre, et il se présente : un désastre bien sûr. Mais il y a un concours annexe de jardinier ; il le réussit. L'ancien bûcheron circule maintenant, joyeux et incrédule, dans une Venise faite de plantes amphibies, sur d'étranges canaux, parmi de petites avenues aux statues pétrifiées. A présent, c'est moi, le natif vénitien, qui dois m'en aller travailler dans le monde entier, tandis que lui, année après année, il continue sa vie heureuse de jardinier dans les îles.
On lui installe même une petite maison, un peu excentrique, mais pas mal du tout. Une vieille remise pour les barques, entre eau et terre.
Il se marie : chaque fois que je reviens, il a un enfant de plus. Ah ! Cette ville...
Mais ce qui l'attire, c'est le grand labyrinthe que l'on sent respirer d'ici, qu'on entrevoit à l'horizon : tours, flèches, coupoles, murailles... Venise semble encore miraculeuse, sur l'eau proche et lointaine. Nous allons faire un tour ensemble, jusqu'au Musée naval. Au milieu des maquettes des arsenaux, il découvre tout de suite les troncs d'arbre : rouvres, mélèzes, pins, " ceux du bois d'Alpago ". Sous les ateliers, entre les embarcadères, dans la ville entière, des forêts de troncs consolident chaque île. Ils supportent les moles, les maisons, les routes : ce sont les troncs de bois. Le terrain, à Venise, est formé par "nos" arbres, le reste, c'est de l'eau. Il commence à en voir partout, sous les ponts, entre les statues, le long des rives délavées. Ils pointent de l'eau ou de la boue, tantôt vivants, tantôt pétrifiés. S'ils sortent trop, ils s'effritent, et avec l'air, ils tombent en poussière ; imprégnés de boue, ils se conservent pour toujours. Même les palais les plus beaux et les plus aériens, qui semblent mis là pour le spectacle et qui, en fait, sont les manifestations de tous les pouvoirs passés ; le palais des Doges, Ca' d'Oro, Saint-Marc, fleurissent sur des millions d'arbres. La véritable force de Venise est représentée par ses profondeurs, dans les troncs de l'arrière-pays enfoncés dans ventre de la lagune ; année après année, par ses plus beaux arbres. De cette alliance, tout est né.
Les régates peuvent commencées.
Les amours suivront au rythme des flots et des marées, et tout cela durera tant que mouillera le bois.