Quelques années peut-être...

Publié le 25/08/2011 à 18:45 par davidemurano Tags : nuit nature vie mer fleur bleu neige douceur moi monde dessous

Il me semble qu'un siècle s'est écoulé depuis l'époque où je marchais par ici, en pleine lagune, étourdi par la blancheur dupack, cette lente banquise d'eau salée, et en fait, il ne s'est guère écoulée qu'une dizaine de jours, une dizaine de mois, une dizaine d'années peut-être...


La rive où nous sommes maintenant en train d'accoster est devenue d'un bleu-or qui change continûment, exalté par le blanc immuable de la mémoire-nature.

D'ici partait l'étendue des blocs de glace jusqu'à l'horizon : sous ce quai transparent, nous découvrions des poissons immobiles.


Après une longue trotte dans la neige, vers cette berge redevenue terre et verdure, nous apercevons, renversés parmi les roseaux, les oiseaux, les hérons, aigrettes, colverts, et d'autres volatiles que je ne parviens pas à identifier...

Nino, le gondolier, qui aujourd'hui est encore avec moi, ne veut plus entrouvrir les tamaris de crainte d'en trouver d'autres.


En ces derniers jours de janvier, le monde est en train de changer : morceaux de lagune encore gelés, au nord et au sud, minces lisières à l'ouest dans les étangs intérieurs, sur le littoral moins sensible aux marées.

Sur tout le reste, cinquante kilomètres de miroirs d'eau, d'îles, de fleuves, de bancs de sable et de boue, il n'y a plus trace de glace : la lagune subit un puissant flux et reflux, à partir de la mer ou vers la mer, comme pour se rattraper de cette longue immobilisation hivernale.


Le dégel est lent mais continu. La nuit on revient au dessous de zéro, le matin, la température dépasse à peine un ou deux degrés. Chaque jour, le thermomètre monte un peu plus. Les vieux me disent que c'est typique de la lagune, rarement « nerveuse  ou violente » : en 1929, c'était pareil.


C'est naturellement par grand froid que le dégel se perçoit à peine : grincements, crépitements, craquements, il faut être attentif pour les entendre.

Il n'y a aucun éboulis de berges, aucun effondrement grave.

Il reste toutefois d'infinies touches légères, les signes épars de la morsure blanche : les poteaux de signalisation, les embarcadères, les passerelles rongées par la brisure des vagues glacées, (et certaines sont dangereusement amincies) ; les escarpements plus ou moins découpés dans les bancs de sable ;  les bords des quais fissurés.


Par chance, sur de nombreuses îles, les routes ne sont que des chemins tracés sur les berges qui souffrent peu du gel ; les autres routes, quelquefois asphaltées, s'enfoncent çà et là avec douceur, en courbes diversement décrochées, suivant l'instabilité du terrain.


Quant à l'eau, elle est limpide ce qui semble incroyable. Limpide contre cette blancheur figée que nous avons dans les yeux et qui ne nous quittera pas de sitôt.

Moutonnement des vagues, écume glissant sous l'effet de la tramontane : la lagune est vert pâle vue de près, bleu intense de loin, le contraire des montagnes.

Des tâches oranges et violettes se détachent des vagues, elle se transforment parfois en jaunes-sépia, plus ou moins intenses selon la profondeur du sable, suivant le souffle du vent... tout en courbes, en virevoltes, en griffonnages.


Des îles et des îles à fleur d'eau. Au loin, les Alpes du Frioul. L'air est si pur que des cercles de glycerie et d'armoise surgissent, compactes, exactement à la limite des eaux.


Mais si nous regardons bien dans le ciel...

Si nous regardons bien là-haut... de toute part, il n'y a pas une aile en vol.

Dans ce grand silence, pas le moindre battement, pas le moindre cri, aucun piaillement ni rappel à la vie.

Nino m'assure qu'il reste encore des canards, des oies, des grèbes et je ne sais combien d'autres variétés échappées au grand froid.

Même des piro-piro.

Je n'en suis pas persuadé.

Son optimisme me fait douter.


Il me semble qu'un siècle s'est écoulé depuis l'époque où je marchais par ici, en pleine lagune, étourdi par la blancheur de l'Adriatique, dans l'espoir d'un printemps à retrouver, et pourtant, il ne s'est guère écoulée qu'une dizaine d'heures, une dizaine de jours, quelques années peut-être...

A la recherche des coquillages

Publié le 24/08/2011 à 19:50 par davidemurano

En rien hasardeux, mais voulu, mesuré, planifié, le grand pont, le plus solennel de tous : le Rialto.

Tandis qu'il s'élève lentement au-dessus des marchés, avec ses arcades lumineuses et quelques ombres hâtives, toujours en retard, ce n'est plus la carte postale, le cliché, le monument trois étoiles qui nous apparaît ; c'est le raccord splendide et bien venu des entrepôts les plus sombres de la nuit, la revanche aérienne des quartiers pauvres, où résistent, en silence, les vieilles marchandes sans licence et les jeunes gens qui s'embrassent...


Et, du coup, on comprend aussi le reste, le grouillement qu'on ne saisissait pas : le pourquoi de tous ces passages, portiques, ruelles, qui se multiplient depuis des siècles - faits exprès -, chacun menant à un pont, petit ou grand, qui vous suspend au-dessus de l'eau, de l'air, et vous fait entrer, au moment juste, en scène...


Voici qu'au cœur du labyrinthe une église s'ouvre.

Un hall de gare ?

On le croirait tant l'entrée ressemble à une sombre salle d'attente, faite pour accueillir des arrivées ou des départs inconnus, soutenus par des murs d'un demi-millier d'années.

Pendant un temps, elle était fermée, et maintenant, c'est un laïc qui s'en occupe. Un barbu refusant cérémonie ou lumière, une fois fini son travail, une fois sa longue journée terminée, il vient alors ici pour nettoyer et accueillir.

Un vague souffle  d'espoir passe sur les bancs vides.

Les grandes toiles écaillées de peintres oubliés nous dévisagent dans une atmosphère qui sent l'eau bénite.

Le plus curieux, m'explique le barbu, c'est que dans cette église rouverte après des siècles, ce ne sont plus les croyants, - pour autant qu'il en reste à Venise - qui entrent, mais les non-croyants.

Peut-être est-ce le silence, l'obscurité, la force irradiante d'un lieu naissant, ou mieux, renaissant, comme par métempsycose qui fait fuir les chrétiens ?

La peur de la réincarnation sans doute...

Difficile à dire. On se contente de regarder l'église et le barbu.

Il astique, il prie ou parle, pour lui, pour tous, y compris pour Dieu je crois.


Dehors, la vie nous attend.

Sur la rive, entre les lampadaires, à deux pas du Rialto, nous semblons chercher  désormais l'équilibre du moment où l'on se mettrait, tel un pêcheur de miracle, à marcher sur les eaux, le long de la lagune, sur les bas fonds de la mer, pour partir simplement à la recherche de coquillages...

Les lacs blanchâtres

Publié le 24/08/2011 à 18:30 par davidemurano Tags : heureux bonne belle fond vie fleurs mer bleu bonne journée citation

 

Il y a quelques jours, nous étions sortis sur l'Adriatique pour confronter l'état de la mer à celui de la lagune. Nous étions encore à l'époque des algues-algues...

Nous nous sommes donc mis à les chercher, sans les trouver.


Je dois être sincère : peut-être était-ce la bonne journée, mais, à bord, nous étions relativement optimistes ; de brèves étendues de suspensions verdâtres, çà et là, celles que l'on voit habituellement, certaines identifiables, d'autres pas, dérivaient naturellement, rien de plus...

 

Mais plus loin... à trente milles de Venise, nous tombons sur quelque chose que nous n'avions pas prévu : une suite de lacs blanchâtres, en forme de bancs, de taches fibreuses, suspendues et flottantes.

Nous avons alors tenté d'en faire le tour : les lacs tendaient à monter vers le nord, en haut de la courbure de l'Adriatique, à bonne distance de la côte, juste pour redescendre vers Venise et le Lido.

Au sud, la mer était redevenue belle ; aussi les avons-nous oubliés, un instant, tellement nous étions heureux de les oublier...


Mais voici qu'ils réapparaissent à nouveau : ils descendent inexorablement en direction de la Sérénissime, comme pour mieux la cerner.

Nous coupons le moteur de crainte qu'il ne s'empoisse, de peur qu'il ne s'entartre. Nous voguons à la voile : bouillonnement sur les flancs et sous la quille, comme sur une marmite d'eau sale en train de chauffer...

Sentiment effroyable d'irréalité que de manœuvrer sur un liquide visqueux comme celui-là. Nous cherchons un point d'amarrage.

Il est là, près de la grande digue de l'embouchure du Lido : un des lieux encore intacts de l'île, avec des restes de maquis méditerranéen, pins, fleurs, tamaris, chênes verts, salicornes. Il n'y a pas âme qui vive sur les dunes.

A peu de distance, devant les jardins de la Biennale, des taches errantes de couleur marron contrastent avec les étendues d'eau à nouveau propre, très belles en certains endroits, d'un bleu pur... le désastre n'est pas arrivé jusqu'ici.


Sur les bateaux qui amènent au Lido les touristes et les baigneurs, (très nombreux à cette heure-là), les gens se pressent sur les bords pour regarder le phénomène.

Ils s'en amusent les pauvres.


Nous pointons à présent versPoveglia : le port-canal deMalamocco, central reliant la mer à la lagune, plus communément appelé "le canal du Pétrole", entièrement recouvert par la masse jaune en lente progression vers l'intérieur :Canal des Crachatsserait finalement plus approprié...

Ici, au milieu des deux immenses courants qui s'étendent entre les îles, la rencontre mer-lagune est d'habitude splendide : choc des vagues, des couleurs, des sons...

Aujourd'hui, même à marée haute, le silence de la mer inquiète...

Et là, sous la couche de régurgitation, une question digne deVercors,(citation de mémoire) : la vie foisonne-t-elle toujours ?

Certes, dans les profondeurs, bien au fond, il y a encore des poissons grands et petits, des crabes géants, des hippocampes et des étoiles de mer... Mais existeront-ils encore demain, survivront-ils ?


Fuyons ce silence, retournons en pleine lagune.

A l'horizon, Venise se présente comme un panoramique exceptionnel, vue tout entière d'est en ouest : les miroirs d'eau devant nous sont encore véritables ; la ville semble jeune et belle...

Tout de suite, nous mettons notre espoir dans le vent, dans les courants, dans les orages : Venise et la lagune sont-elles capables de reprises inattendues, ou bien sont-ce les derniers soubresauts ?

Il suffit d'un moment de soleil, d'une étendue de mer bleue et renaît la ville de rêve, la déesse qui nous a envoûté.


Mais arrivent des rafiots...

Plus ou moins grands, en lent déplacement.

Ce sont les mange-algues.

La flotte tente d'arracher les différentes "loles gluantes" et les "tapis d'ulves" nés un peu partout durant ces dernières semaines, ces dernières années.


Le soir tombe avec la brise qui s'abat lentement en direction de la terre.

Nous reprenons notre course.

Nous rentrons...

Pour nous enfuir même d'ici ?


Léda éditions

Le paradis marino-terrestre de nos souvenirs

Publié le 11/08/2011 à 20:16 par davidemurano Tags : fond nuit dieu vie mer

C'est sans fin, premiers jours de juillet (ou d'août ?), je ne sais plus s'il s'agit de la lagune.

J'erre depuis des heures sur une eau jaune, au milieu d'une odeur d'herbes mouillées ; sous un soleil blanchâtre, sans vent.

A l'horizon, c'est toujours la Sérénissime, donc à cette époque de l'année, ce devrait être la lagune estivale : le paradis marino-terrestre de nos souvenirs.

Cependant, il se transforme à présent, de jour en jour, suivant des espaces de plus en plus denses, en une prairie en semi-décomposition, immobile dans la canicule.

Cette année, c'est la troisième, (ou quatrième ?) floraison en peu de mois, le tout en grandes algues compactes, visqueuses, empoisonnantes.

Vertes vibrations à perte de vue, frémissements enfuis : la tête vous tourne à les regarder.


Nous avons du mal à remuer les rames entre ces rangées d'ulves grosses comme des choux.

Solides, bien enracinées dans les bas fonds, elles sortent toutes ensemble dans l'eau dès que la mer baisse : droite comme des pilotis, monstrueuses.

Des étendues immobiles alternent avec des circulations rapides de tapis arrachés par les courants : de vieilles algues métamorphosées par la décomposition, recroquevillées en spirales, implacables, prêtes à s'ouvrir, à s'élargir, à s'agripper.

Pire chaque année, et voilà qu'elles ont encore progressé.


Pour l'instant, nous tentons seulement de sortir des herbes les plus épaisses, vers ces bandes bleues qui ressemblent à une eau libre, inquiète...


Flaques gluantes au milieu des bancs d'un vert blême, étangs non stagnants qui exhalent le méthane, une senteur sulfureuse... Dieu sait quoi !

Pièges mortels pour les poissons, guère meilleurs pour nous non plus.

Le fond est sombre, on a l'impression d'entrevoir des gouffres de nuit.

La baisse de la marée est importante ce matin, l'eau court plus vite que nous, les couleurs changent, les bleus se déplacent : disparition des points de références.


Nous avançons par à-coups, comme si les herbes se collaient à nos pieds, et pourtant, notre petite barque est parfaitement adaptée, plate, lisse, peinte avec des vernis spéciaux.

Nous touchons enfin la rive.

Nous débarquons.

Seul signe de vie dans cette lagune prise de coma, nos pas fatigués sur les dalles marbrées d'une Venise désespérée.

Une île perdue ?

Publié le 11/08/2011 à 15:49 par davidemurano Tags : bande chats loisirs

 

A l'est, dans une perspective rare, nouveau désastre, il ne reste presque plus rien.

Nous voici devant une île abandonnée, et pourtant, parfaitement récupérable.

C'est une île d'une taille d'un quartier de Venise : Sacca Sessola. Très commode d'accès.

Dans la verdure, un bâtiment des années trente, autrefois à destination hospitalière, tente encore de sauver quelques murs en souvenir de son passé.

Aujourd'hui, l'île, comme étonnée par notre arrivée, se trouve dans une solitude absolue : Ateliers, magasins, centrale thermique, église, salles de loisirs, cinéma... une petite ville désertée sur les eaux.

Et ce, depuis plus de vingt ans, dans une lente et progressive dégradation.

Il y a peu de temps à attendre si nous ne voulons pas que ces architectures gothiques, comme celle d'autres îles isolées, ne deviennent ruines...


Jusqu'à il y a quelques années, un bateau d'une entreprise communale venait accoster pour y apporter le lait et les journaux à deux frères méritants, demeurés là après avoir été coupés de tous.

Un jour, quelqu'un a aussi coupé l'eau...

Puis le bateau a disparu.


Nous marchons au milieu de rosiers éclatés, sur un tapis de pétales.

Tout semble suspendu dans une attente irrémédiable.

Nous assistons, impuissants, à  la veille d'un écroulement...

Il faut faire vite.

On devrait offrir l'île à des pauvres.

A des puissants ?

L'eau ronge inexorablement ce qui reste sur les rives.

La maison du prieur, les escaliers intérieurs, les loggias suspendues, une partie du cloître splendide, les salles de soins, les cellules, les guérites : tout est en mauvais état, mais tout est encore debout.

Dans un panorama mirifique, qui d'ici serre le cœur, nous piétinons les restes de quelques ossements que les marées ont déterrés par leurs courants.

Les maisons sur l'eau ont l'air lugubre, mais vite, elle révèlent d'inquiétantes et d'extraordinaires traces de folie, d'impressionnantes empreintes d'existence dures à mourir...


Un instant de pause.

C'est presque l'obscurité.

Nous avançons sur une herbe tendre et mystérieuse.

Sous un grand robinier, au milieu des ruines, des bruits soudains !

Voleurs, contrebandiers,  Spectres ?

En fait, non, une bande de chats est là aux aguets qui nous surveillent.

Comme des tigres.

Dommage, nous aurions aimé que ce soit un couple d'amoureux.

Il aurait donné de la beauté  à ce lieu "finalement" providentiel où se mélangent tilleuls du Nord, cèdres du Liban, mélèzes et érables d'Alpago, pêchers du Japon, amandiers et figuiers méditerranéens...


Combien de temps encore se maintiendra ce paradis ?

Le premier Ghetto.

Publié le 10/08/2011 à 19:12 par davidemurano Tags : film nature femmes

 

Dans le décor inquiet de murs et de fenêtres que clôt tout là-haut les espaces magiques duCampo del Ghetto, parmi les emboîtements de micro-habitations et le rythme des lucarnes, entre les piliers délabrés, les arcades revêches, les surgissements incertains, les affleurements venus de la nature plus que des hommes ; au beau milieu de la Synagogue italienne rythmée par les arcs aveugles qui s'enfument au premier sirocco ; en dessous et en au-dessus d'une mystérieuse école effondrée qui se profile à l'angle d'un mouvement oblique et silencieux ; en vue des petites coupoles d'une lointaine chapelle qui se gonflent doucement vers les nuages, nous voici,  tout à coup, au milieu d'étonnantes portes automatiques...

Elles s'ouvrent sur notre passage.

Nous entrons.

Nous montons, puis nous tombons dans une pièce scintillante, précieuse, précise et géométrique. Lieu dense, resserré, infini, qui a donné à tous les ghettos, et pour toujours, leur marque urbaine et leur nom : -le ghetto  par excellence-. *

* Créé au XVI ° siècle dans le quartier juif vénitien, "le ghetto  par excellence" a eu un grand épanouissement économique et culturel. Il a donné son nom, son tracé urbain et quelques-unes de ses normes aux ghettos "humains" qui ont suivi. Le nom viendrait de la présence d'une fonderie de métaux dans l'île de Canarregio, (du vénitiengetar, fondre).


Nous empruntons un couloir par d'antiques trames-parcours : passages maintenant extérieurs, ruelles à l'air libre entre les maisons, tressautant comme dans un vieux film.

Quelques rares voix montent et se mêlent aux écoulements, là bas, ailleurs, pour nous revenir sereines, dans une grande place en forme de coquille.

Boutiques sombres, friperies dépenaillées, restes de bains rituels, fours à pain azyme (pour hosties), grilles rouillées, colonnades musicales : à l'intérieur même d'une Venise dense et écaillée qu'on entrevoit par la dernière fenêtre entrebâillée, et puis c'est fini ; tout est fermé, nous sommes encerclés...

On ne peut plus voir l'eau du canal, elle devient un anneau d'enceinte, un progressif nœud coulant, entre des maisons trop hautes, au milieu de cryptes aux escaliers trop petits et des arcades obscures...

Quelque chose nous poursuit.

Des objets imprégnés de joies et de souffrances.

Des écrits miniatures gravés sur des plaques de marbre érodées par le passage des années.

Chaque symbole s'exprime au milieu des autres, s'irradiant de sa propre lumière. Rouleaux de vieux textes de loi, couronnes sacrées, manteaux azur, tapisseries de toutes nuances, manuscrits superbes, amulettes en filigrane, lampes de Sabbat, châles de femmes pour la prière, tout parle en réalité une seule langue, comme si la diversité des routes, des exils, des fuites, des rencontres, des trahisons, étaient rassemblés ici pour se connaître, se reconnaître...

Progressivement nous les sentons vibrer ; c'est l'extraordinaire intuition d'une continuité extérieure-intérieure d'images souterraines dans lesquelles nous sommes tombés. Il suffit de se mettre à peine en retrait pour en goutter l'odeur d'encens et de moisissure.

Bientôt nous nous retrouverons tous au centre du flux, au cœur du labyrinthe, à l'intérieur d'une ultime habitation...

Alors avant d'être définitivement emportés, faufilons nous par les passages secrets et descendons dans la rue, chacun dans les limites de ses possibilités pour découvrir une entrée furtive, une sortie débloquée...












Le peintre des rues

Publié le 31/07/2011 à 20:28 par davidemurano Tags : femme fond homme nuit animaux enfant mer vie peinture hiver éléments artiste chats exposition monde

La meilleure voie à emprunter pour accéder à son exposition, c'est par les canaux, en prenant l'embarcation chaotique du "traghetto" qui s'approche en oscillant parmi les crabes et les mouettes, au niveau de la rive et du cheminement des passants, juste en frôlant les berges.

Elle nous glisse sous les maisons, dans ce soir extravagant, du printemps ou de l'été, dans cette confusion de vagues, petites et grandes, composée d'algues qui se mêlent aux reflets de la nuit naissante, de racines de bois et de pierres.

A peine arrivés, nous tombons sur lui, peintre ingénieux et fantasque : artiste que nous entrevoyons à peine tant son retrait est naturel. Peut-être l'avons nous déjà croisé quelque part dans un coin du monde, sans liens et sans affinités ?

Nous contemplons son œuvre, laissant attendre pour cette fois, Picasso et Chirico, Magritte et Duchamp, Picabia et tous les autres.

Voici un de ses tableaux : Il est formé en réalité de tous les poissons de l'océan, imprégnés d'un jus étrange qui n'est quasiment que de l'eau d'où sort une tête humaine, monstrueuse, faite d'animaux marins, poissons-lunes et poissons-chats, anguilles et pieuvres, souris de mer et murènes impitoyables, qui concourent à créer sans autres éléments, à l'exception des perles et des coraux, la plus raffinée des parties de notre corps.

Effroyable appropriation humaine de la part de cet artiste...

Nous reconnaissons aussi les crabes de la lagune et nos seiches familières de mars, les squilles et les truites de l'Adriatique brutalement enveloppées de poulpes et de sangsues.

L'eau est justement cet amalgame humide dans lequel il nous entraîne.

Nous vivons sa toile entre la vie et la non vie, à peine surgi et encore immergé, bête et homme à la fois ; toujours à la limite de la décomposition, du périssable, de la transformation...

Il n'y a pas de mystère certes, toute forme de "crayonnage" peut être identifiée, et pourtant, le dernier coup de pinceau nous absorbe et nous aspire dans chaque contour de notre cerveau, dévorant et multipliant à la fois toutes nos incompréhensions, notre émerveillement...

Nous voudrions comprendre tout de suite. Avoir à nouveau sous les yeux l'instant de notre premier regard. Parcourir, sentir, toucher cette toile toute maculée d'huile, au moins pour contrôler que nous ne rêvons pas...

Mais c'est impossible.

----------------------

On m'avait raconté qu'il s'agissait d'un peintre burlesque, "autrefois" porteur de gaieté, parfois capricieux, mais qui s'accordait parfaitement avec sa ville, avec ses saisons, de l'hiver à l'été, du fond noir de sa peinture ou surgissait un terrible masque de vieillard, la tête décrépite ébauchée dans une racine grise tirée du sol de Venise.

Alors il signe :

-  Toute chose est claire, mais avec une terrible charge obscure : l'homme et l'enfant, la femme et la terre. Un jour ce tableau devra disparaître, tout comme le gel en plein hiver.

Un peintre des rues, un inconnu, sans nom, sans récompense ni reconnaissance.

Les couleurs d'une journée

Publié le 31/07/2011 à 14:45 par davidemurano Tags : enfants nuit mer bleu

Les couleurs d'une journée.

 

Selon Marino, l'année dernière, à cette époque, la lagune était vert bouteille. Selon Nino, vert drapeau. Puis tout s'est mélangé, dans l'attente de passer au marron ; à cause des algues, réveillées par les premières tiédeurs, à cause de la poursuite des chaleurs, gonflées par la maudite pollution. Mauvais signe, l'eau marron ; elle est quasi morte, malsaine. Jusqu'à ce qu'elle change, petit à petit, afin qu'elle redevienne jaune et verte.

Pourtant, l'année dernière, il n'y a jamais eu de vrai marron, peut-être l'année précédente : à peine quelques traces plus rouille que marron, plus rouges que jaunes...

Cette année, c'est la nouveauté : jusqu'à maintenant, elle est restée bleu clair, presque cyan, et le bleu augmente progressivement.

Nous verrons plus tard si ces couleurs changent, avec les nouvelles lunes.

Bien sûr, cela déprendra en partie du froid, en partie de quelques reconversions : plus d'une industrie a fermé ou s'est transformée, la pollution des usines a diminué...

Quelques groupements industriels, la municipalité, un consortium de bénévoles Vénitiens ont construit des installations d'épuration : elles fonctionnent enfin...

Peut-être, selon Nino devenu Pilote, recommencerons-nous à voir le violet même au ras des côtes, le violet du reflet des aubergines sauvages, si "la mer reste longue"...

Comme lorsqu'il était petit, et alors, ce sera bon signe.

 

------------------------------------------------------------------------------------------------------

 

Au beau milieu de nos discours, voici qu'ils arrivent en bandes, en compagnies, en folles multitudes, brusquement : muges et turbots, dorades. Puis, c'est le calme, plus rien. Et à nouveau des muges et des turbots, puis des dorades.

Sur la rive, nous découvrons déjà tout un déploiement de cannes à pêche : des vieux, des enfants, des amateurs. Pour les uns, ça mord, les autres n'ont rien attrapé ; ils discutent. Les professionnels sont au large, sur des barques grosses et petites, ils attendent les vrais passages ; plus loin, ils sont imprévisibles, comme les humeurs d'une journée...

Bientôt arriveront les seiches, mais on les pêche tard le soir : on les voit affleurer de l'eau sombre sous les lampes. Elles déposent de petits œufs ronds sur les branches sous-marines ou sur les filets. Si on les tire de l'eau, tôt le matin, apparaissent des grappes, des touffes : ce sont les fruits, amers et noirs de la lagune. Ils portent les couleurs du temps ; du jaune au vert, du bleu clair au bleu nuit, sous bruit et silence, comme les couleurs d'une journée achevée ou inachevée, sans doute pour qu'une larme les rendent visible sous le spectre de l'arc-en-ciel...

Carnaval

Publié le 21/07/2011 à 20:12 par davidemurano Tags : hiver femme belle homme nuit mort dieu vie jardin anges jeune

Le Carnaval.


Pourquoi, s'exclame-t-il, pourquoi un carnaval ici, où toutes les libertés existent déjà et où il n'y a aucune interdiction ?

-  Parce que, tentais-je, nous sommes tous dans l'aquarium, dans l'eau jusqu'au cou.

Et en même temps, avec mon troisième œil, celui de mon masque, je cherche la fuite.

Lui devient nerveux :

-  Ecoute, ami, moi, je suis Kundera, tu sais qui c'est ?

-  Oui, je sais, mais où veux tu en venir ?

-  Je dis que le Carnaval, ils devraient le faire ailleurs ; en Corée du Nord, en Pays religieux, ailleurs, là où il y a peu de libertés.

-  Pourtant, ici aussi, il me semble qu'il n'y en aura jamais assez.

Et alors je me dis que cet homme doit vraiment être Kundera. Mais Venise et son Carnaval ne lui conviennent pas.

-  Ici, il n'y a rien, ni chars, ni défilés ; quel carnaval est-ce-donc ?

-  Nous y sommes pourtant, répliquais-je. Nous y sommes même masqués par le hasard de notre rencontre.

J'essaie un ton soutenu : Nous sommes le Carnaval. Sur les places, les ruelles, les ponts. Le Carnaval avec l'aide de la vie et de la mort, nous sommes et nous faisons partie d'un tout.

-  C'est-à-dire rien, m'interrompt-il.

Il regarde autour de lui : " Rien... Que des rives envahies par des masques... ".

Je souris. Ce doit être vraiment un écrivain, mais pas Kundera : il manque d'imagination. Il a besoin de chars, de défilés organisés, de l'office du tourisme, de grondements brutaux, de ricanements, de foules menaçantes, de Venise en ébullition : il a besoin de se noyer d'observations...

Un portail entrouvert me sauve ; le vestibule d'un palais.

Lui monte l'escalier, adieu. Moi, je traverse le jardin et je me retrouve sur une place jamais vue. La place des nouvelles illusions ; maquillée par Dieu sait quels anges. Esplanade irréelle. Les costumes des doges se multiplient à l'horizon. Une fois la pluie finie, ils brillent  comme des mosaïques.

Des masques d'or s'agitent, des ex-belles fanées bondissent sur leurs pieds.

De faux beaux vieillards se dépensent dans les cafés en jouant aux riches.

Des bandes de jeunes font l'assaut du parvis, ils projettent une invasion.

Je cours voir : sur les talus, vers les jardins, une horde refoulée par la marée arrive en lambeaux, furieuse.

J'attends ; aucun signe d'assaut. Non, rien qu'un petit théâtre improvisé, une troupe déguisée, là, sur ce pont moisi. Le spectacle commence :

Un bouffon ridé, un vieux, un vrai ou faux ? (on dirait qu'il est vrai), debout sur une sorte de grand tonneau, en manque de lumière, échange un dialogue amoureux avec une jeune femme belle comme un rêve, allongée sur le parapet.

A chaque réplique, il s'enfonce dans son tonneau, s'éteint puis disparaît définitivement dans l'obscurité, tandis qu'elle se déshabille toujours plus : inutilement, car désormais le petit vieux est totalement ensevelit.

Les masques d'or ne sont pas contents, ni les ex-belles avec leurs doges haletants, ni les vieux faux beaux riches ; le spectacle semble terminé.

Mais un personnage lunaire, tout là-haut, sur des échasses, rapplique  :

-  Pour "Carnaval", on va vous donner du bonheur. On va vous jouer une vieille comédie. Aucune allusion à des lieux ou des personnes ayant existé...

Silence.

Le bouffon-vieillard réapparaît tout doucement en sortant de son tonneau.

La jeune belle femme s'accroche à un fil invisible. Elle grimpe, au milieu des applaudissements, rejoindre le bouffon-vieillard, comme si elle s'évaporait dans l'univers vers l'insoutenable légèreté des premières étoiles de la nuit.

Le ciel paraît lui répondre, il reluit dans la nuit d'hiver.

Reflet sur les places, sur les ponts, sur les canaux, dans les eaux.

Dommage qu'il n'y ait plus notre Kundera : " Ce n'est rien, disait-il, à Venise, le carnaval n'est rien.

Cependant qu'une allégresse émue s'élève du pont branlant, confondant les masques, les vieux-beaux, les ex-belles, les bouffons, les jeunes, les amants, les lieux et les âges, les vivants...

Des Biennales presque tous les jours...

Publié le 20/07/2011 à 21:30 par davidemurano Tags : nuit vie exposition

Des Biennales presque tous les jours...


Le fait est, que les expositions deviennent toujours davantage les axes du grand circuit touristique Vénitien : il faut nécessairement " faire les touristes ", au milieu de cette foule qui arrive de tous les coins du monde. Il faut se " divertir " entre Arcimboldo, - Titien, Canaletto, Tintoret, -, Dali... sinon, pourquoi le " faire ce circuit " ?

Mais pour nous, Iliens, l'amusement des expositions, ce sont lesautres.

Nous, les non-touristes, sommes là pour faire tourner le carrousel. A faire la queue, on ne gagne rien. Si on participe, on s'interdit le droit d'ironiser ; et nous avons suffisamment d'esprit et de patience pour éviter une double participation...

Vous, utilisateurs des expositions, finissez votre circuit : prenez votre plaisir, décrochez, et ensuite, sans un regard, sans un mot, salut.


Nous avons toujours été des commerçants fébriles ou des histrions ironiques, détachés juste ce qu'il faut. A présent " mécaniciens " d'une industrie délicate et sophistiquée, où se croisent théâtres et commerces, au milieu de relations humaines foudroyantes ou inexistantes, la brièveté du temps est effroyable : griffe d'un instant, sourire d'un moment, existence qui passe...

Bientôt reviendra la tristesse de la fin des choses. Le bar à côté va fermer, cent ou mille emplois seront suspendus : on perçoit déjà proche, en plein été, le retour de notre passive et hivernale folie.


Le résultat, c'est que nous n'y allons pas dans les expositions. Tout comme nous ne participons pas à tant d'autres choses, parce qu'en habitant une ville comme la nôtre, en récoltant le fruit de notre labeur sur les marges, entre des instantanés de vie et des retombées dans la léthargie, il est difficile de croire en quelque chose.

Il faudrait au moins un certain degré de crédulité, une certaine dose d'espérance, un minimum de bonheur à partager, pour se mettre dans une queue et commencer...

L'unique réalité à laquelle se fier, pour les habitants des îles, reste la petite barque peinte, prête, là, sur la rive : comme durant l'invasion des barbares.


----------------------------------------------------------


Départs, attentes, renvois... Je passe dans la boutique de jouets de mon ami Nino. Il accumule plus qu'il ne vend. Des petits robots, d'inutiles gondoles, d'antiques bibelots récupérés par caprice dans d'autres îles que les siècles ont érodé. Il aime surtout les petits mécanismes qui lui restent sur les bras, et alors, il en fait un petit musée, presque une exposition...

Je lui demande :

-  La Biennale de Nino ?

Il rit :

- La nôtre.

Chaque Vénitien a la sienne en propre. Nino travaille jusque tard dans la nuit, entre sa boutique et son exposition...


Nous sortons, un pas s'éloigne, on dirait toujours le dernier. Nous nous accoudons un moment sur le rebord d'un  pont : un tour en barque ? C'est trop tard.

Nous découvrons une ombre, plus loin, sans un mot, immobile. C'est l'heure où ceux qui restent retrouvent leur véritable tâche : celle d'habiter le vieux radeau tant qu'il dure, projetés par le destin le long des canaux obscurs.

Un coup d'œil de temps en temps, là, sur ce qui nous attend sur l'autre rive de la vie, d'où les commerces auront disparu.

Les touristes, eux, ils doivent bien sûr dormir à poings fermés : demain, une autre exposition à visiter, ils recommenceront à tourner...

Sans un regard pour Nino.

Sans un mot.

Et salut.